En écoutant ces paroles empreintes de bonté, la comtesse fut en proie à mille sentiments contraires; mais cet ouragan fut dominé par une vive admiration pour Félix. Les âmes nobles et fières reconnaissent promptement la délicatesse avec laquelle on les manie. Ce tact est aux sentiments ce que la grâce est au corps. Marie apprécia cette grandeur empressée de s’abaisser aux pieds d’une femme en faute pour ne pas la voir rougissant. Elle s’enfuit comme une folle, et revint ramenée par l’idée de l’inquiétude que son mouvement pouvait causer à son mari.
– Attendez, lui dit-elle en disparaissant.
Félix lui avait habilement préparé son excuse, il fut aussitôt récompensé de son adresse; car sa femme revint, toutes les lettres de Nathan à la main, et les lui livra.
– Jugez-moi, dit-elle en se mettant à genoux.
– Est-on en état de bien juger quand on aime? répondit-il. Il prit les lettres et les jeta dans le feu, car plus tard sa femme pouvait ne pas lui pardonner de les avoir lues. Marie, la tête sur les genoux du comte, y fondait en larmes. – Mon enfant, où sont les tiennes? dit-il en lui relevant la tête.
À cette interrogation, la comtesse ne sentit plus l’intolérable chaleur qu’elle avait aux joues, elle eut froid.
– Pour que tu ne soupçonnes pas ton mari de calomnier l’homme tu as cru digne de toi, je te ferai rendre tes lettres par Florine elle-même.
– Oh! pourquoi ne les rendrait-il pas sur ma demande?
– Et s’il les refusait?
La comtesse baissa la tête.
– Le monde me dégoûte, reprit-elle, je n’y veux plus aller, je vivrai seule près de toi si tu me pardonnes.
– Tu pourrais t’ennuyer encore. D’ailleurs, que dirait le monde si tu le quittais brusquement? Au printemps, nous voyagerons, nous irons en Italie, nous parcourrons l’Europe en attendant que tu aies plus d’un enfant à élever. Nous ne sommes pas dispensés d’aller au bal de l’opéra demain, car nous ne pouvons pas avoir tes lettres autrement sans nous compromettre, et, en te les apportant, Florine n’accusera-t-elle pas bien son pouvoir?
– Et je verrai cela? dit la comtesse épouvantée.
– Après demain matin.
Le lendemain, vers minuit, au bal de l’Opéra, Nathan se promenait dans le foyer en donnant le bras à un masque d’un air assez marital. Après deux ou trois tours, deux femmes masquées les abordèrent.
– Pauvre sot! tu te perds, Marie est ici et te voit, dit à Nathan Vandenesse qui s’était déguisé en femme.
– Si tu veux m’écouter, tu sauras des secrets que Nathan t’a cachés, et qui t’apprendront les dangers que court ton amour pour lui, dit en tremblant la comtesse à Florine.
Nathan avait brusquement quitté le bras de Florine pour suivre le comte qui s’était dérobé dans la foule à ses regards. Florine alla s’asseoir à côté de la comtesse, qui l’entraîna sur une banquette à côté de Vandenesse, revenu pour protéger sa femme.
– Explique-toi, ma chère, dit Florine, et ne crois pas me faire poser long-temps. Personne au monde ne m’arrachera Raoul, vois-tu: je le tiens par l’habitude, qui vaut bien l’amour.
– D’abord es-tu Florine? dit Félix en reprenant sa voix naturelle.
– Belle question! si tu ne le sais pas, comment veux-tu que je te croie, farceur?
– Va demander à Nathan, qui maintenant cherche la maîtresse de qui je parle, où il a passé la nuit il y a trois jours. Il s’est asphyxié, ma petite, à ton insu, faute d’argent. Voilà comment tu es au fait des affaires d’un homme que tu dis aimer, et tu le laisses sans le sou, et il se tue; ou plutôt il ne se tue pas, il se manque. Un suicide manqué, c’est aussi ridicule qu’un duel sans égratignure.
– Tu mens, dit Florine. Il a dîné chez moi ce jour-là, mais après le soleil couché. Le pauvre garçon était poursuivi, il s’est caché, voilà tout.
– Va donc demander rue du Mail, à l’hôtel du Mail, s’il n’a pas été amené mourant par une belle femme avec laquelle il est en relation depuis un an, et les lettres de ta rivale sont cachées, à ton nez, chez toi. Si tu veux donner à Nathan quelque bonne leçon, nous irons tous trois chez toi; là je te prouverai, pièces en main, que tu peux l’empêcher d’aller rue de Clichy, sous peu de temps, si tu veux être bonne fille.
– Essaie d’en faire aller d’autres que Florine, mon petit. Je suis sûre que Nathan ne peut être amoureux de personne.
– Tu voudrais me faire croire qu’il a redoublé pour toi d’attentions depuis quelque temps, mais c’est précisément ce qui prouve qu’il est très-amoureux.
– D’une femme du monde, lui?… dit Florine. Je ne m’inquiète pas pour si peu de chose.
– Hé! bien, veux-tu le voir venir te dire qu’il ne te ramènera pas ce matin chez toi?
– Si tu me fais dire cela, reprit Florine, je te mènerai chez moi, et nous y chercherons ces lettres auxquelles je croirai quand je les verrai: il les écrirait donc pendant que je dors?
– Reste là, dit Félix, et regarde.
Il prit le bras de sa femme et se mit à deux pas de Florine. Bientôt Nathan, qui allait et venait dans le foyer, cherchant de tous côtés son masque comme un chien cherche son maître, revint à l’endroit où il avait reçu la confidence. En lisant sur ce front une préoccupation facile à remarquer, Florine se posa comme un Terme devant l’écrivain, et lui dit impérieusement: – Je ne veux pas que tu me quittes, j’ai des raisons pour cela.
– Marie!… dit alors par le conseil de son mari la comtesse à l’oreille de Raoul. Quelle est cette femme? Laissez-la sur-le-champ, sortez et allez m’attendre au bas de l’escalier.
Dans cette horrible extrémité, Raoul donna une violente secousse au bras de Florine, qui ne s’attendait pas à cette manœuvre; et quoiqu’elle le tînt avec force, elle fut contrainte à le lâcher. Nathan se perdit aussitôt dans la foule.
– Que te disais-je? cria Félix dans l’oreille de Florine stupéfaite, et en lui donnant le bras.
– Allons, dit-elle, qui que tu sois, viens. As-tu ta voiture?
Pour toute réponse, Vandenesse emmena précipitamment Florine et courut rejoindre sa femme à un endroit convenu sous le péristyle. En quelques instants les trois masques, menés vivement par le cocher de Vandenesse, arrivèrent chez l’actrice qui se démasqua. Madame de Vandenesse ne put retenir un tressaillement de surprise à l’aspect de Florine étouffant de rage, superbe de colère et de jalousie.
– Il y a, lui dit Vandenesse, un certain portefeuille dont la clef ne t’a jamais été confiée, les lettres doivent y être.
– Pour le coup, je suis intriguée, tu sais quelque chose qui m’inquiétait depuis plusieurs jours, dit Florine en se précipitant dans le cabinet pour y prendre le portefeuille.
Vandenesse vit sa femme pâlissant sous son masque. La chambre de Florine en disait plus sur l’intimité de l’actrice et de Nathan qu’une maîtresse idéale n’en aurait voulu savoir. L’œil d’une femme sait pénétrer la vérité de ces sortes de choses en un moment, et la comtesse aperçut dans la promiscuité des affaires de ménage, une attestation de ce que lui avait dit Vandenesse. Florine revint avec le portefeuille.
– Comment l’ouvrir? dit-elle.
L’actrice envoya chercher le grand couteau de sa cuisinière; et quand la femme de chambre le rapporta, Florine le brandit en disant d’un air railleur: – C’est avec ça qu’on égorge les poulets!
Ce mot, qui fit tressaillir la comtesse, lui expliqua, encore mieux que ne l’avait fait son mari la veille, la profondeur de l’abîme où elle avait failli glisser.
– Suis-je sotte! dit Florine, son rasoir vaut mieux.
Elle alla prendre le rasoir avec lequel Nathan venait de se faire la barbe et fendit les plis du maroquin qui s’ouvrit et laissa passer les lettres de Marie. Florine en prit une au hasard.
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