Stendhal - La Chartreuse De Parme
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- Название:La Chartreuse De Parme
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Il s’était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n’y put tenir; jamais ses yeux n’avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se présenta chez elle; il la trouva seule avec son neveu, à dix heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa porte.
A l’aspect de l’intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de la joie naïve de la duchesse, une affreuse difficulté s’éleva devant les yeux du comte, et à l’improviste! il n’y avait pas songé durant la longue délibération dans la galerie de tableaux: comment cacher sa jalousie?
Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là, il avait trouvé le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l’écouter à peine, et ne faire aucune attention à ces circonstances qui, l’avant-veille encore, l’auraient jetée dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus d’attention que la duchesse aux embarras qu’il racontait.
«Réellement, se dit-il, cette tête joint l’extrême bonté à l’expression d’une certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire: il n’y a que l’amour et le bonheur qu’il donne qui soient choses sérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où l’esprit soit nécessaire, son regard se réveille et vous étonne, et l’on reste confondu.
«Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment combattre un tel ennemi? Et après tout, qu’est-ce que la vie sans l’amour de Gina? Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde!»
Une idée atroce saisit le comte comme une crampe: «Le poignarder là devant elle, et me tuer après?»
Il fit un tour dans la chambre, se soutenant à peine sur ses jambes, mais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention à ce qu’il pouvait faire. Il dit qu’il allait donner un ordre à son laquais, on ne l’entendit même pas; la duchesse riait tendrement d’un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s’approcha d’une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée. «Il faut être gracieux et de manières parfaites envers ce jeune homme», se disait-il en revenant et se rapprochant d’eux.
Il devenait fou; il lui sembla qu’en se penchant ils se donnaient des baisers, là, sous ses yeux. «Cela est impossible en ma présence, se dit-il; ma raison s’égare. Il faut se calmer; si j’ai des manières rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom à ce qu’ils sentent l’un pour l’autre; et après, en un instant, toutes les conséquences.
«La solitude rendra ce mot décisif, et d’ailleurs, une fois la duchesse loin de moi, que devenir? et si, après beaucoup de difficultés surmontées du côté du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle jouerais-je au milieu de ces gens fous de bonheur?
«Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour)!Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d’esprit de sentir qu’on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s’en aller!»
Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la décomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait près de la porte, il prit la fuite en criant d’un air bon et intime:
– Adieu vous autres!
«Il faut éviter le sang», se dit-il.
Le lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se détailler les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l’idée de faire appeler un jeune valet de chambre à lui; cet homme faisait la cour à une jeune fille nommée Chékina, l’une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique était fort rangé dans sa conduite, avare même, et il désirait une place de concierge dans l’un des établissements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de faire venir à l’instant Chékina, sa maîtresse. L’homme obéit, et une heure plus tard le comte parut à l’improviste dans la chambre où cette fille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par la quantité d’or qu’il leur donna puis il adressa ce peu de mots à la tremblante Chékina en la regardant entre les deux yeux.
– La duchesse fait-elle l’amour avec Monsignore?
– Non, dit cette fille prenant sa résolution après un moment de silence;… non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame, en riant il est vrai, mais avec transport.
Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions furibondes du comte; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres gens l’argent qu’il leur avait jeté: il finit par croire à ce qu’on lui disait, et fut moins malheureux.
– Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina, j’enverrai votre prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne le reverrez qu’en cheveux blancs.
Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sa gaieté.
– Je t’assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de l’antipathie pour moi.
– Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d’humeur.
Ce n’était point là le véritable sujet d’inquiétude qui avait fait disparaître la gaieté de Fabrice. «La position où le hasard me place n’est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sûr qu’elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d’un mot trop significatif comme d’un inceste. Mais si un soir, après une journée imprudente et folle elle vient à faire l’examen de sa conscience, si elle croit que j’ai pu deviner le goût qu’elle semble prendre pour moi, quel rôle jouerais-je à ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme de l’eunuque Putiphar).
«Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d’amour sérieux? je n’ai pas assez de tenue dans l’esprit pour énoncer ce fait de façon à ce qu’il ne ressemble pas comme deux gouttes d’eau à une impertinence. Il ne me reste que la ressource d’une grande passion laissée à Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c’est bien de la peine! Resterait un petit amour de bas étage à Parme, ce qui peut déplaire; mais tout est préférable au rôle affreux de l’homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, à force de prudence et en achetant la discrétion, diminuer le danger.»
Ce qu’il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c’est que réellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu’aucun être au monde. «Il faut être bien maladroit, se disait-il avec colère, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai!» Manquant d’habileté pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. «Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul être au monde pour qui j’aie un attachement passionné?» D’un autre côté, Fabrice ne pouvait se résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un mot indiscret. Sa position était si remplie de charmes! l’amitié intime d’une femme si aimable et si jolie était si douce! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si agréable à cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait, l’amusaient comme une comédie! «Mais au premier moment je puis être réveillé par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête à tête avec une femme si piquante, si elles conduisent à quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie, et je n’aurai toujours à lui offrir que l’amitié la plus vive, mais sans amour; la nature m’a privé de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n’ai-je pas eu à essuyer à cet égard! Je crois encore entendre la duchesse d’A…, et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque d’amour pour elle, tandis que c’est l’amour qui manque en moi; jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent à la suite d’une anecdote sur la cour contée par elle avec cette grâce, cette folie qu’elle seule au monde possède, et d’ailleurs nécessaire à mon instruction, je lui baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d’une certaine façon?»
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