– Et mon trousseau, Jack? Mon trousseau, vous ne l’avez pas vu? Attendez.
Elle prit une clef dans une tasse sur la commode, ouvrit un tiroir, en tira une autre clef ciselée et très ancienne, qui ouvrait l’armoire de chêne depuis cent ans dans la famille. Les deux battants s’écartèrent, laissant s’évaporer une bonne odeur de lessive à l’iris; et Jack put admirer de grandes piles de draps roux filés par la première madame Roudic, et des amas de linge ouvré, tuyauté, plissé par ces habiles mains bretonnes qui s’affinent à gaufrer des surplis et des coiffes.
– Y en a-t-il!… disait Zénaïde triomphante.
Le fait est que jamais, chez sa mère, dont l’armoire à glace débordait pourtant de broderies et de fines dentelles, Jack n’avait vu tant de linge rangé d’un si bel ordre.
– Mais ce n’est pas ça le plus beau, mon ami Jack. Regardez ceci.
Et, soulevant une lourde pile de jupons, elle lui montra une cassette enfouie dans toutes ces toiles blanches comme si elle eût été la mariée.
– Savez-vous ce qu’il y a là-dedans?… Ma dot.
Elle disait cela avec fierté.
– Ma dot chérie, ma jolie petite dot, qui me vaudra dans quinze jours de m’appeler madame Mangin. Il y en a de l’argent, là-dedans, allez, et des pièces de toutes sortes: des blanches, des jaunes. Hein! croyez-vous que papa Roudic m’a faite riche! Tout ça, c’est pour moi, c’est pour mon petit Mangin. Oh! quand j’y pense, j’ai envie de rire et de pleurer tout ensemble, et puis de danser aussi.
Dans une explosion de joie comique, la grosse fille, pinçant sa jupe de chaque côté et l’écartant les doigts en l’air, commençait à exécuter une lourde bourrée devant cette bienheureuse cassette à laquelle elle devait son bonheur, quand un coup frappé à la muraille l’interrompit subitement.
– Voyons! Zénaïde, laisse-le donc aller se coucher, cet enfant. Tu sais bien qu’il faut qu’il se lève de bonne heure.
C’était la voix de Clarisse qui parlait, très irritée cette fois, toute changée. Un peu honteuse, la future madame Mangin ferma son bahut, on se dit bonsoir à voix basse, Jack appliqua son échelle à la soupente et, cinq minutes après, la petite maison, engourdie sous la neige, bercée par le vent, paraissait dormir comme ses voisines dans le silence et le calme de la nuit. Mais le masque des maisons est aussi trompeur que celui des hommes; et pendant que celle-ci tient ses fenêtres closes comme des paupières appesanties de sommeil, elle abrite le plus navrant et le plus sombre des drames.
C’est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclairés seulement du reflet d’incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L’homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu’une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille vigoureuse et souple cambrée dans une pose d’adoration, de prière.
– Oh! je t’en supplie, dit-il tout bas, je t’en supplie si tu m’aimes…
Que peut-il avoir à lui demander encore? Que peut-elle lui donner de plus? Est-ce qu’elle n’est pas à lui tout entière, à toute heure, et partout, et malgré tout? Il n’y avait qu’une chose qu’elle eût respectée jusque-là, c’était la maison de son mari. Eh bien! le Nantais n’avait eu qu’un signe à faire, un mot à écrire: «Je viendrai cette nuit… laisse la porte ouverte,» pour la décider à lui livrer cette dernière ressource de son honneur, à perdre cette espèce de tranquillité que communique, même à la plus coupable, l’intérieur qui n’a jamais été souillé.
Non seulement elle avait laissé la porte ouverte, comme il le demandait, mais, une fois les autres couchés, elle s’était recoiffée, parée de la robe qu’il aimait, des boucles d’oreilles qu’il lui avait données; elle avait essayé de se faire bien belle pour cette première nuit d’amour. Que lui fallait-il donc encore? Probablement quelque chose de bien terrible, d’impossible, quelque chose que certainement elle ne possédait pas. Sans quoi, comment aurait-elle résisté à l’étreinte passionnée de ces deux bras serrés autour d’elle, à la prière éloquente de ces yeux allumés d’une fièvre de convoitise, et de cette bouche appuyée sur la sienne.
Cependant elle ne cédait pas, elle si faible et si molle. Elle trouvait une force de résistance devant l’exigence de cette homme, un accent de révolte et d’indignation pour lui répondre: «Oh! non… non… pas ça… C’est impossible.»
– Voyons, Clarisse, puisque je te dis que c’est pour deux jours. Avec ces six mille francs je payerai d’abord les cinq mille francs que j’ai perdus et puis, de ce qui reste, je regagne une fortune.
Elle eut, en le regardant, une expression d’égarement, de terreur, puis un soubresaut de tout son corps:
– Non, non, pas cela.
L’on eût dit qu’elle répondait bien moins à lui qu’à elle-même, à une pensée tentatrice enfouie sous sa résistance. Alors il redoubla de tendresse, de supplications; et elle essayait de s’éloigner de lui, de fuir ces baisers, ces caresses, cet enlacement passionné où il endormait d’ordinaire les scrupules, les remords de la faible créature.
– Oh! non, je t’en prie, n’y pense plus. Cherchons un autre moyen.
– Je te dis qu’il n’y en a pas.
– Mais si, écoute. J’ai une amie très riche à Châteaubriand, la fille du receveur. J’ai été au couvent avec elle. Je vais lui écrire, si tu veux. Je lui demanderai ces six mille francs comme pour moi.
Elle disait tout ce qui lui passait par l’esprit, la première chose venue, pour échapper à l’obsession de sa prière. Il s’en doutait bien et secouait la tête:
– C’est impossible, dit-il, il me faut l’argent demain.
– Eh bien! sais-tu? tu devrais aller trouver le directeur. C’est un homme très bon qui t’aime bien. Peut-être que…
– Lui? Allons donc! Il me renverra de l’usine. Voilà ce que j’y aurai gagné. Quand je pense pourtant que ce serait si simple. Dans deux jours, rien que deux jours, je remettrais l’argent.
– Oh! tu dis ça…
– Si je le dis, c’est que j’en suis certain. Sur quoi veux-tu que je te le jure?
Et voyant qu’il ne la convaincrait pas, qu’elle se renfermait à la fin dans ce mutisme barré où les faibles se retranchent contre eux-mêmes et contre les autres, il laissa échapper une sinistre parole:
– J’ai eu bien tort de t’en parler. J’aurais mieux fait de ne rien te dire, de monter là-haut à l’armoire et de prendre ce qu’il me fallait.
– Mais, malheureux, murmura-t-elle en tremblant, car cette peur lui vint qu’il pourrait faire ce qu’il disait, tu ne sais donc pas que Zénaïde regarde son argent tous les jours, qu’elle le compte, le recompte… Tiens! encore ce soir je l’entendais qui montrait sa cassette à l’apprenti.
Le Nantais tressaillit.
– Ah! vraiment?
– Mais oui… la pauvre fille est si heureuse… Il y aurait de quoi la tuer… D’ailleurs la clef n’est pas sur l’armoire.
S’apercevant tout à coup qu’en discutant elle perdait de l’intégrité de son refus, que chacun de ses arguments pouvait fournir une arme, elle se tut. Le pire, c’est qu’ils s’aimaient, qu’ils se le disaient en croisant leurs regards, en unissant leurs lèvres dans les intervalles de ce triste débat. Et c’était horrible ce duo dont l’air et les paroles se ressemblaient si peu.
– Qu’est-ce que je vais devenir? répétait à chaque instant le misérable. S’il ne payait pas cette dette de jeu, il était déshonoré, perdu, chassé de partout. Il pleurait comme un enfant, roulait sa tête sur les genoux de Clarisse, l’appelait: «Sa tante… sa petite tante…» Ce n’était plus l’amant qui suppliait, c’était un enfant à qui Roudic avait servi de père et pour qui toute la maison n’avait que des gâteries. Elle pleurait avec lui, la pauvre femme, mais sans vouloir céder. À travers ses larmes, elle continuait à dire: «Non… non… cela ne se peut pas,» en se cramponnant aux mêmes mots comme un noyé à l’épave qu’il a saisie et qu’il serre dans ses mains crispées. Soudain il se leva:
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