– Je m’aperçois que la soudure ne prenait pas… Attention! que je dis aux camarades… Allons-y, des coups droits. Hue donc, les dévorants, sur moi, et de la vitesse!
Il croyait y être encore. Ses poings fermés retombaient sur la table et la faisaient trembler. Ses yeux flambaient comme si la forge y reflétait son feu. Et les autres hochaient la tête d’un air d’approbation. Jack écoutait aussi avec intérêt, pour la première fois. C’était le conscrit parmi les vétérans; et vous pensez bien que ces souvenirs de grandes peines devaient dessécher les gosiers terriblement et que tout cela n’allait pas sans force tournées et rasades. Ensuite l’on se mit à chanter; car il faut bien finir par là, quand on est assez nombreux pour attaquer en chœur: Vers les rives de France . Et Jack, mêlant sa voix à ce concert de voix fausses, répétait avec les autres:
Voui, voui
Voguons en chantant.
Si les gens des Aulnettes l’avaient vu, ils auraient été contents de lui. Bronzé par le grand air et la chaleur de la forge, les ampoules de ses mains cicatrisées en épais durillons, traînant sa voix sur le refrain banal, il faisait bien partie de tout ce monde-là. C’était un véritable ouvrier. Et Lebescam en faisait la remarque au père Roudic:
– À la bonne heure… Il n’a plus son air qu’il avait, ton apprenti… Il commence à se mettre au pas, tonnerre de Dieu!
À l’usine, Jack entendait souvent les compagnons ricaner entre eux à propos du ménage Roudic. La liaison de Clarisse et du Nantais n’était plus un secret pour personne; et en les éloignant l’un de l’autre, le directeur n’avait fait, sans s’en douter, que rendre le scandale plus flagrant, la chute de la femme irréparable. Tant que son neveu était resté à Indret, protégée contre elle-même par l’honnêteté de son milieu, le respect de la maison conjugale, où leur parenté se sentait mieux et donnait à la faute un caractère plus odieux encore, Clarisse avait pu résister à l’amour du beau dessinandier. Mais depuis qu’il habitait Saint-Nazaire, où le directeur prolongeait exprès son séjour de mois en mois, les choses avaient bien changé. On s’était écrit, puis l’on s’était vu.
Il n’y a que deux heures de Saint-Nazaire à la Basse-Indre, et de la Basse-Indre à Indret seulement un bras de Loire à traverser. C’est à la Basse-Indre qu’ils se voyaient. Le Nantais, qui ne rencontrait pas aux «transatlantiques» la règle inflexible de l’usine, se faisait libre quand il voulait; et Clarisse, de son côté, avait, pour passer le fleuve à tout propos, le prétexte des provisions qu’on ne trouvait pas dans l’île. Ils avaient loué une chambre, un peu en dehors du pays, dans une auberge de grande route. À Indret, tout le monde savait leur liaison, on en parlait ouvertement, et lorsque Clarisse descendait la grande rue jusqu’au quai, à l’heure du travail, au milieu du vacarme de l’usine dont le drapeau levé la garantissait contre son mari, elle remarquait des petits sourires dans les yeux des hommes, employés ou surveillants, qui la rencontraient, une familiarité plus hardie dans la façon dont ils la saluaient. Au seuil des maisons ouvertes, derrière les rideaux levés pour quelque travail de ménage, repassage ou couture, elle devinait des visages hostiles, des yeux guetteurs. En passant, elle entendait chuchoter sur le pas des portes: «Elle y va… Elle y va…
Eh bien! oui, c’était plus fort qu’elle, elle y allait. Elle y allait, escortée du mépris de tous, mourant de honte et de peur, les yeux baissés, la sueur aux tempes, le front envahi de rougeurs que le vent frais de la Loire ne parvenait pas toujours à dissiper. Mais elle y allait. Ces indolentes sont quelquefois terribles.
Jack savait tout cela. Le temps était passé où lui et le petit Mâdou se creusaient la tête pour chercher ce que c’était qu’une cocotte. L’atelier ouvre vite les yeux des enfants, il les déprave même: et les ouvriers ne se gênaient pas devant lui pour appeler les choses par leur nom, distinguer les deux frères Roudic en disant «Roudic le chanteur» et «Roudic le…» Et ils riaient; car dans le peuple, ces sortes de hontes font rire. C’est le vieux sang gaulois qui le veut ainsi.
Jack ne riait pas, lui. Il plaignait ce pauvre mari si naïf, si aimant, si aveugle. Il plaignait aussi cette femme dont la faiblesse et la nonchalance se révélaient jusque dans sa façon de nouer ses cheveux, de laisser tomber ses mains, cette silencieuse absorbée qui avait toujours l’air de vous demander grâce. Il aurait voulu lui parler, lui dire: «Prenez garde… on vous épie… on vous surveille.» Et ce grand frisé de Nantais, s’il avait pu le tenir dans un coin, se hausser à sa taille pour le secouer, lui faire honte: «Allez-vous-en donc… laissez-la tranquille, cette femme!»
Mais ce qui l’indignait, surtout, c’était de voir son ami Bélisaire jouer un rôle dans ces infamies. Le camelot, que son métier condamnait à courir les routes, servait de messager boiteux aux deux coupables, généreux comme deux amants. Plusieurs fois, l’apprenti l’avait surpris glissant des lettres dans le tablier de madame Roudic, en échange de quelque monnaie, et il avait été tellement choqué de voir son ami prêter la main à ces hideuses trahisons, que, depuis ce temps, il évitait de le rencontrer, ne s’arrêtait plus pour causer avec lui. L’autre avait beau grimacer son plus aimable sourire, parler de cette jolie dame de là-bas, et d’une certaine tranche de jambon, le charme magique n’opérait plus. «Bonjour, bonjour! disait Jack. Une autre fois… Aujourd’hui, je n’ai pas le temps.» Et il passait, laissant le camelot stupéfait, la bouche ouverte.
Bélisaire était loin de soupçonner le motif de cette froideur. Il s’en doutait si peu qu’un jour, chargé d’un message pressé pour Clarisse et ne l’ayant pas trouvée chez elle, il attendit la sortie des ateliers et remit la lettre à l’apprenti d’un air de grand mystère:
– C’est pour madame Roudic… Chut!… Rien que pour elle.
Sur l’enveloppe bleue cachetée d’un peu de cire, Jack avait reconnu l’écriture du Nantais. Sans doute il était là-bas, à l’auberge, il l’attendait.
– Ma foi! non, dit l’apprenti en repoussant la lettre, je ne me charge pas de cette commission; et même, à votre place, j’aimerais mieux vendre mes chapeaux que de faire des trafics pareils.
Bélisaire le regardait interdit.
– Voyons, reprit Jack, vous savez bien ce qu’il y a dans les lettres que vous portez. Vous le savez comme moi, comme tout le monde. Et croyez-vous que c’est beau de votre part d’aider à tromper ce brave homme?
La face terreuse du camelot devint pourpre.
– Voilà une mauvaise parole, monsieur Jack. Je n’ai jamais trompé personne, et tous ceux qui ont connu Bélisaire pourront vous le dire. On me donne des papiers à porter, je les porte, n’est-ce pas? Ce sont mes petits bénéfices, et, nombreux comme nous sommes à la maison, je n’ai pas le droit de les refuser… Songez donc! J’ai le vieux qui ne travaille plus, les enfants à élever, le mari de ma sœur qui est malade. Tout ça n’est pas commode, allez! Et l’argent est bien dur à gagner… Quand je pense que depuis si longtemps que je trime, je n’ai pas encore pu arriver à me faire faire une paire de souliers à ma convenance, et que je marche par les routes avec ceux-là, qui me font tant souffrir. Bien sûr que si j’avais voulu tromper le monde, je serais plus riche que je ne suis.
Il avait un air si honnête, si convaincu en parlant ainsi, qu’on ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. Jack essaya de lui faire comprendre son tort. Peine perdue. «Ses petits bénéfices… Les enfants à nourrir… Le vieux qui ne travaillait plus…» Fort de ces arguments, Bélisaire n’en cherchait pas d’autres. Évidemment, sa probité n’était pas la même que celle de Jack. Il était honnête sans nuances, sans délicatesse, comme on l’est dans le peuple où la distinction des sentiments, les scrupules de conscience ne se rencontrent qu’exceptionnellement, ainsi qu’une fleur rare parmi les plantes rustiques, par un hasard du terrain ou du vent.
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