Maintenant ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble, ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers! En un instant elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. Ils l’admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude langage: «Comment ça va, ma vieille?» Les fondeurs montraient avec orgueil les énormes hélices en bronze plein: «C’est nous qui les avons fondues,» disaient-ils, Les forgerons répondaient: «Nous avons travaillé le fer, nous autres, et il y en a de notre sueur, là dedans!» Et les chaudronniers, les riveurs célébraient non sans raison l’énorme réservoir fardé de rouge, passé au minium comme un éléphant de combat. Si ceux-là vantaient le métal, les ingénieurs, les dessinateurs, les ajusteurs se glorifiaient de la forme. Jusqu’à notre ami Jack qui disait en regardant ses mains: «Ah! coquine, tu m’as valu de fières ampoules.»
Pour écarter cette foule fanatique, enthousiaste comme un peuple de l’Inde aux fêtes du Djaggernauth, et que l’idole brutale aurait pu écraser sur son passage, il fallut presque employer la force. Les surveillants couraient de tous côtés, distribuant des bourrades pour faire le chemin libre; et bientôt il ne resta plus autour de la machine que trois cents compagnons, choisis dans toutes les halles, parmi les plus robustes, et qui, tous, armés de barres d’anspect ou s’attelant à des chaînes vigoureuses, n’attendaient qu’un signal pour mettre le monstre en mouvement.
– Y êtes-vous, garçons? oh! hisse.
Alors un petit fifre alerte et vif se fit entendre, et la machine commença à s’ébranler sur les rails, le cuivre, le bronze, l’acier étincelant dans sa masse, et son engrenage de bielles, de balanciers, de pistons remués avec des chocs métalliques. Ainsi qu’un monument terminé que les ouvriers abandonnent, on l’avait ornée tout en haut d’un énorme bouquet de feuillage surmontant tout ce travail de l’homme comme une grâce, un sourire de la nature; et tandis que, dans le bas, l’énorme masse de métal avançait péniblement, en haut, le panache de verdure s’abaissait, se relevait à chaque pas et bruissait doucement dans l’air pur. Des deux côtés la foule lui faisait cortège, directeur, inspecteurs, apprentis, compagnons, tous marchant pêle-mêle les yeux fixés sur la machine; et le fifre infatigable les guidait vers le fleuve, où fumait une chaloupe à vapeur, au ras du quai, prête à partir.
La voilà rangée sous la grue, l’énorme grue à vapeur de l’usine d’Indret, le plus puissant levier du monde. Deux hommes sont montés sur le train qui va s’enlever avec elle à l’aide de câbles en fer se reliant tous au-dessus du bouquet par un anneau monstrueux, forgé d’un seul morceau. La vapeur siffle, le fifre redouble ses petites notes, pressées, joyeuses, encourageantes, la volée de la grue s’abaisse pareille à un grand cou d’oiseau, saisit la machine dans son bec recourbé et l’enlève lentement, lentement, par soubresauts. À présent elle domine la foule, l’usine, Indret tout entier. Là, chacun peut la voir et l’admirer à son aise. Dans l’or du soleil où elle plane, elle semble dire adieu à ces halles nombreuses qui lui ont donné la vie, le mouvement, la parole même, et qu’elle ne reverra plus. De leur côté, les compagnons éprouvent en la contemplant la satisfaction de l’œuvre accomplie, cette émotion singulière et divine qui paye en une minute les efforts de toute une année, met au dessus de la peine éprouvée l’orgueil de la difficulté vaincue.
– Ça, c’est une pièce!… murmure le vieux Roudic grave, les bras nus, encore tout tremblant de l’effort du halage, et s’essuyant les yeux qu’aveuglent de grosses larmes d’admiration. Le fifre n’a pas cessé sa musique excitante. Mais la grue commence à tourner, à se pencher du côté du fleuve pour déposer la machine sur la chaloupe impatiente.
Tout à coup un craquement sourd se fait entendre, suivi d’un cri déchirant, épouvantable, qui trouve de l’écho dans toutes les poitrines. À l’émoi qui passe dans l’air, on reconnaît la mort, la mort imprévue, subite, qui s’ouvre le passage d’une main violente et forte. Pendant une minute, c’est un tumulte, une terreur indescriptibles. Qu’est-il donc arrivé? Entre une des chaînes de support subitement tendues à la descente et le dur métal de la machine, un des ouvriers montés sur la plate-forme vient de se trouver pris. «Vite, vite, garçons, machine arrière!» Mais on a beau se presser et faire effort pour arracher le malheureux à l’horrible bête, c’est fini. Tous les fronts se lèvent, tous les bras se tendent dans une suprême malédiction; et les femmes, en criant, se cachent les yeux de leurs châles, des barbes de leurs coiffes, pour ne pas voir là-bas les débris informes que l’on charge sur une civière. L’homme a été broyé, coupé en deux. Le sang, chassé, avec violence, a rejailli sur les aciers, sur les cuivres, jusque sur le panache verdoyant. Plus de fifre, plus de cris. C’est au milieu d’un silence sinistre que la machine achève son évolution, pendant qu’un groupe s’éloigne du côté du village, des porteurs, des femmes, toute une suite éplorée.
Il y a de la crainte maintenant dans tous les yeux. L’œuvré est devenue redoutable. Elle a reçu le baptême du sang et retourné sa force contre ceux qui la lui avaient confiée. Aussi, c’est un soupir de soulagement quand le monstre se pose sur la chaloupe, qui s’affaisse sous son poids et envoie jusqu’aux rives deux ou trois larges vagues. Tout le fleuve en tressaille et semble dire: «Qu’elle est lourde!» Oh! oui, bien lourde. Et les compagnons se regardent entre eux en frémissant.
Enfin la voilà chargée, avec son arbre d’hélice et ses chaudières à côté d’elle. Le sang qui la souillait essuyé à la hâte, elle a repris sa splendeur première, mais non plus son impassibilité inerte. On la sent vivante et armée. Debout et fière sur le pont du bateau qui l’emporte et qu’elle semble entraîner elle-même, elle se hâte vers la mer comme s’il lui tardait de manger du charbon, de dévorer l’espace, de secouer sa fumée à la place où, en ce moment, elle secoue son bouquet de feuillage. Elle est si belle à voir ainsi, que les ouvriers d’Indret ont oublié son crime, et, saluant son départ d’un immense et dernier hourra, ils la suivent, ils l’accompagnent des yeux avec amour… Allons, va, machine, fais ta route à travers les mondes. Suis ta ligne tracée, droite et inexorable. Marche contre le vent, contre la mer et sa tempête. Les hommes t’ont faite assez forte pour que tu n’aies rien à redouter. Mais puisque tu es forte, ne sois pas méchante. Contiens ce pouvoir terrible que tu viens d’essayer au départ. Dirige le navire sans colère, et surtout respecte la vie humaine si tu veux faire honneur à l’usine d’Indret!
Ce soir-là, il y eut d’un bout à l’autre de l’île un grand train de rires et de bombances. Quoique l’accident de la journée eût un peu refroidi les enthousiasmes, chaque intérieur voulut jouir de la fête préparée. Ce n’était plus l’île du travail, haletante et soufflante et, le soir, si vite endormie. Partout, même dans le sombre château, on entendait des chants, des chocs de verres, derrière les vitres allumées dont les lueurs reflétées au loin se mêlaient dans la Loire aux clartés des étoiles. Chez les Roudic, une longue table réunissait les amis nombreux, toute l’élite de l’atelier. On parla d’abord de l’accident… Les enfants n’étaient pas d’âge à travailler, le directeur avait promis une pension à la veuve… Puis la machine accapara encore toutes les pensées. Cette longue préoccupation de plusieurs mois n’était plus qu’un souvenir maintenant. On se rappelait les différents épisodes, les difficultés du travail. Il fallait entendre Lebescam, le géant velu, raconter les résistances du métal, et le mal qu’ils avaient eu pour l’assouplir à la forge:
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