– Tu ne veux pas?… Alors, c’est bon. Je sais ce qu’il me reste à faire. Adieu, Clarisse! Je ne survivrai pas à ma honte.
Il s’attendait à un cri, à une explosion.
Non.
Elle vint droit à lui:
– Tu veux mourir. Eh bien! moi aussi. J’en ai assez de cette vie de crime, de mensonge, où l’amour obligé de se cacher se cache si bien qu’on ne sait plus le retrouver. Allons, viens!
Il la retint:
– Comment! tu voudrais… Quelle folie! Est-ce possible?
Mais il était à bout d’arguments, de contrainte, agité par une colère sourde devant la révolte subite de cette volonté. Une ivresse de crime lui montait au cerveau.
– Ah! c’est trop bête, à la fin, dit-il en s’élançant vers l’escalier.
Clarisse y fut avant lui, se planta sur la première marche:
– Où vas-tu?
– Laisse-moi… laisse-moi… Il le faut.
Il bégayait.
Elle s’accrocha à lui:
– Ne fais pas ça, je t’en prie.
Mais l’ivresse montait, il n’écoutait plus rien.
– Prends garde… si tu bouges, je crie… j’appelle.
– Eh bien! appelle. Tout le monde saura que tu as ton neveu pour amant et que ton amant est un voleur.
Il lui dit cela de tout près, car ils parlaient bien bas dans cette lutte, saisis malgré eux de ce respect du silence et du sommeil que la nuit porte avec elle. À la rouge lueur du foyer qui s’en allait mourant, il lui apparut tout à coup tel qu’il était réellement, démasqué par une de ces émotions violentes qui laissent voir les mouvements de l’âme, en décomposant tous les traits. Elle le vit avec son grand nez ambitieux, aux narines dilatées, sa bouche mince, ses yeux bigles à force de regarder les cartes. Elle songea à tout ce qu’elle avait sacrifié à cet homme, et comme elle s’était faite belle pour cette nuit d’amour, la première qu’ils passaient ensemble.
Oh! l’horrible, l’épouvantable nuit d’amour!
Subitement, elle fut prise d’un profond dégoût de lui et d’elle-même, d’un abandon de toutes ses forces. Et pendant que le malfaiteur grimpait l’escalier, s’en allait à tâtons dans la vieille maison paternelle dont il connaissait tous les recoins, elle retombait sur le divan, enfonçant sa tête dans les coussins pour étouffer ses sanglots et ses cris, ne plus rien voir, ne rien entendre.
Il n’était pas encore six heures du matin.
Dans les rues d’Indret il faisait pleine nuit. Çà et là, à des vitres de boulangers, de marchands de vin, quelques lumières fumeuses apparaissaient dans le brouillard comme derrière un papier huilé, avec cet étalement blafard du rayon qui ne peut percer. Dans un de ces cabarets, près du poêle allumé et ronflant, le neveu de Roudic et son apprenti étaient assis et causaient en buvant.
– Allons, Jack, encore une tournée.
– Non, merci, monsieur Charlot. Je n’ai pas l’habitude de boire. J’ai peur que cela me fasse du mal.
Le Nantais se mit a rire:
– Allons donc! Un Parisien comme toi… tu plaisantes… Hé! minzingo , deux verres de blanche et que ça ne traîne pas!
L’apprenti n’osa pas refuser. Les attentions dont il était l’objet de la part d’un si bel homme le flattaient énormément. Il y avait de quoi. Ce dessinandier si fier, si dédaigneux d’habitude, qui en dix-huit mois ne lui avait pas adressé trois fois la parole, le rencontrant par hasard ce matin-là dans Indret, lui avait fait l’honneur de l’aborder comme un camarade, de l’emmener avec lui au cabaret et de le régaler de trois petits verres de couleurs différentes. C’était si extraordinaire que Jack, pour commencer, éprouvait quelque méfiance. L’autre avait un air si singulier, il lui demandait avec tant d’obstination: «Rien de nouveau chez les Roudic?… Rien de nouveau, vraiment?»
L’apprenti pensait en lui-même:
– Toi, si tu crois que je vais me charger de tes commissions comme Bélisaire…
Mais cette mauvaise impression n’avait pas duré longtemps. Dès la seconde tournée de blanche, il s’était senti plus à l’aise, plus rassuré. Après tout, ce Nantais ne paraissait pas un mauvais homme, bien plutôt un malheureux égaré par ses passions. Qui sait? Il ne lui manquait peut-être qu’une main tendue, un conseil d’ami pour le remettre dans la bonne voie, le faire renoncer au jeu, l’obliger à respecter la maison de son oncle.
À la troisième tournée, Jack, saisi d’une subite effusion, d’une chaleur de cœur extraordinaire, offrit son amitié au Nantais, qui l’accepta avec reconnaissance, et, devenu son ami, il crut pouvoir lui donner quelques conseils:
– Voulez-vous que je vous dise une chose, Nantais?… Eh bien!… croyez-moi… ne jouez plus.
Le coup était droit et dut porter, car le dessinandier eut un mouvement nerveux dans les lèvres, (l’émotion sans doute) et avala son verre d’eau-de-vie précipitamment. Jack, voyant l’effet qu’il produisait, ne s’en tint pas là:
– Et puis, tenez! il y a encore une autre chose que je veux vous dire…
Heureusement que la voix du cabaretier l’interrompit, car pour le coup le Nantais aurait eu beaucoup de peine à cacher ses impressions.
– Hé! les gas! voilà la cloche.
Dans l’air froid du matin, un tintement monotone et sinistre se mêlait à un mouvement de foule muette, à des tousseries, à des claquements de sabots, le long des rues montantes.
– Allons, dit Jack, il faut partir.
Et comme son ami avait payé les deux premières tournées, il tint absolument à régler la troisième, heureux de tirer un louis de sa poche et de le jeter sur le comptoir en disant: «Payez-vous.»
– Bigre! un jaunet… fit le marchand peu habitué à voir de pareilles pièces sortir des poches d’un apprenti. Le Nantais ne dit rien, mais il tressaillit… Est-ce qu’il serait allé à l’armoire, celui-là, aussi? Jack triomphait de voir leur étonnement.
– Et il y en a d’autres! dit-il en tapant sur sa cotte; puis se penchant à l’oreille du dessinandier:
– C’est pour un cadeau que je veux faire à Zénaïde.
– Vraiment? fit l’autre en souriant méchamment.
Le cabaretier n’en finissait pas de tourner et de retourner sa pièce avec une certaine inquiétude.
– Mais dépêchez-vous donc! lui dit Jack. Vous allez me faire manquer le drapeau.
En effet, la cloche sonnait encore, mais lentement, en espaçant ses coups comme si elle manquait de voix pour les derniers appels. Enfin, la monnaie rendue, ils sortirent tous les deux, bras dessus bras dessous.
– Quel dommage, mon vieux Jack, que tu sois forcé de rentrer à la boîte! Le bateau de Saint-Nazaire ne passe que dans une heure. J’aurais été si heureux de rester encore un peu avec toi! Ça me fait vraiment du bien de t’entendre. Ah! si j’avais toujours été conseillé comme cela!
Et, tout doucement, il entraînait l’apprenti du côté de la Loire. Celui-ci se laissait faire. Après la chaleur épaisse du cabaret, le froid de la rue l’avait saisi, arrivant sur la troisième tournée. Il marchait comme étourdi, butait à chaque pas, et, le givre étant très glissant, s’appuyait de toutes ses forces au bras de son nouvel ami pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup sur la tête, ou bien qu’on lui serrait le crâne dans un chapeau de plomb. Mais cela ne dura que quelques minutes.
– Attendez donc, dit-il. Il me semble qu’on n’entend plus la cloche.
– Pas possible!
Ils se retournèrent. Un petit jour blanc déchirait le ciel, l’éclairait au-dessus de l’usine. Le drapeau avait disparu. Jack fut terrifié. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Mais le plus désolé des deux était encore le Nantais.
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