Deux d’entre nous, ses enfants, sonttrès blonds; les autres ont les cheveux foncés. Père était assez brun, mais il disait que, petit, il avait des boucles blondes. « Tout le mondem’adorait. On m’appelait « Mouton” et onme coupait les cheveux très simplement, aubol. Plus tard, la vie m’a changé.” Ses cheveuxétaient noirs de jais et ne commencèrent à gri-sonner que peu avant sa mort.
Il répétait souvent qu’il fallait apprendreà parler avec conviction. Il est intéressant denoter que, comme parangons d’éloquence, ilcitait non seulement Horace et Socrate, maisaussi Trotski. Il affirmait que, pendant laguerre civile, quand les unités de l’armée rouge avaient battu en retraite, Trotski pouvait déclamer des heures durant. Exhortés parses discours, les soldats se jetaient sur l’ennemi et se battaient à mort. Père insistait pour quenous apprenions à nous exprimer avec force puisque Dieu nous avait donné le don de la parole. Il importait de bien construire ses phrases et de formuler correctement ses idées.Chaque mot devait porter, sans ostentation.
Il rêvait que je devienne avocat. Quand je lui demandais pourquoi il y tenait tant, ilrépondait: « Eh bien, ainsi tu pourrais régler tes affaires. Tu saurais quoi faire.” Il me fitaussi apprendre les langues étrangères. Quand je m’étonnais qu’il ne me parlât pas en allemand qu’il connaissait bien, ou ne l’enseignât pas, il ripostait que, depuis la guerre, il en étaitvenu à détester cette langue.
Enfant, je n’avais aucun mal à enregistrer tout ça. Il n’y a pas de barrière, rien àcraindre, surtout quand ce sont vos parents qui vous apprennent tout. J’ignorais la peur quand j’étais avec mon père. J’avais l’impression d’être un coq en pâte auprès de lui. C’était unpère de famille exemplaire qui passait beaucoup de temps avec ses enfants et nous enseigna presque tout. Par exemple, à écrire de la main gauche de façon à développer les deux hémisphères du cerveau. Il soutenait que jadis, les nobles étaient capables de manier l’épée des deux mains et de la faire passer du bras blessé au bras sain. Père fabriqua lui-même un tambourà broder et me fit apprendre la broderie – point de croix, plumetis, etc. Quand je m’enoffusquai, estimant que je n’en avais nul besoin, il répliqua: « Que veux-tu dire? Il faut savoir tout faire.” Il vérifiait avec soin mon travail quand j’avais brodé des mouchoirs pour offrir àmaman et mes sœurs à l’occasion de leur anniversaire. Il nous enseigna le dessin. À tenir uncrayon à papier d’abord, puis à s’en servir, après quoi seulement il nous donnait des crayonsde couleurs. Il nous montra comment faire pour dessiner sur une grille afin d’observer lasymétrie et dessiner de mémoire. Plus tard, nous passâmes à l’aquarelle, puis à l’huile. Père voulait que je montre mon travail dans des concours d’art, et je m’exécutai. Il faisait de lasculpture avec nous – en utilisant de l’argile et de la plasticine. Il nous apprit aussi à rédiger descompositions, à choisir les éléments dont nous avions besoin dans les livres, à lire les pages endiagonale et à sélectionner ce qu’il nous fallait pour développer un thème. Pour que nous sachions exprimer figurativement nos pensées, il nous demandait de décrire par écrit, met-tons, le vol des oiseaux au printemps. Il construisait lui-même des abris pour les étourneaux etnous apprit à aimer et étudier la nature. Il avait une prédilection pour le printemps et semblaitabattu à l’approche de l’automne. Il n’y avait pas d’église dans notre communauté et son âmese ressourçait dans la nature. À ce propos, il connaissait très bien les plantes médicinales.
Il n’essayait jamais de nous imposer son savoir ou ses aptitudes. Un vol d’oies passait au-dessus de nos têtes et il demandait brusquement: « Combien y en avait-il?” Dès qu’onavait vu quelque chose une fois, il fallait le mémoriser instantanément. C’était ainsi qu’il avait été élevé. J'étais censé me souvenir du premier coup du nom des rues, des immeubles, des gens, des numéros des trains, des bus, et même dans quelle direction soufflait le ventlorsqu’ils m’emmenaient à Orenbourg. En sortant d’un bâtiment que je ne connaissais pas, je devais lui décrire les objets qui s’y trouvaient et selon quelle disposition. Il était très observateur lui-même. Quand on marchait avec lui dans une foule, il disait: « Tu as vu cet hommequi vient de passer? Il avait une démarche particulière. As-tu vu celui-là? Il n’arrête pas deregarder autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose.” Il remarquait toutes sortes dedétails insignifiants et me faisait me souvenir de tout.
Lorsque j’y songe, il me paraît curieux que, dès ma prime enfance, vers neuf ans, ilm’ait appris à me souvenir de ses paroles dès la première fois. “Rappelle-t’en sur-le-champcar je ne vais pas me répéter. Tu dois le savoir pour ne pas réitérer les erreurs et ne raconterien à personne, sinon on risque de gros ennuis.” À l’époque déjà, je comprenais qu’il se faisait du souci pour nous mais aussi pour d’autres gens. Il nous parlait d’eux et nous faisait voirleurs photographies en disant: “Je te les montre une fois. Je ne te les remontrerai pas. Souviens-toi de ces visages.” Nous ignorions s’ils étaient vivants ou morts.
Parfois, des personnes venues d’endroits inconnus lui rendaient de brèves visites. Il sortait avec eux pour parler. Nous ne les avions jamais vues et ne les revîmes jamais non plus. Il refusait de nous révéler qui elles étaient et pourquoi elles étaient venues. Il se bornait à sourire et ne disait rien, Il ne voulait sans doute pas que nous soyons au courant de sa vie antérieure depeur que nous exposions ces gens, ainsi que nous-mêmes, au danger. Dans les années 1960, mon père écrivait des cartes postales à quelqu’un; il les confiait à mes jeunes sœurs qui ne savaient pas encore lire pour quelles les mettent à la boîte. Si nous lui demandions à qui cescartes étaient adressées et ce qu’il y avait écrit, il se contentait de sourire sans un mot.
Il avait des amis étonnants. Par exemple, le vieux Iavorski qui vivait dans notre village. Un jour, mon père m’emmena le voir quand j’avais dans les neuf ans. Je vis un vieillard, enchemise blanche de paysan, penché sur un poêle. « Dis-moi, grand-père, comment NikolaiIvanovitch Kouznetsov est-il mort?” demanda brusquement mon père. Le vieil homme seredressa sur un coude et me regarda: « Et qui est avec toi?” « C’est mon fils, tu peux parlerdevant lui.” Alors le vieil homme nous raconta comment il avait attendu Kouznetsov avecStroutinski, conformément à son ordre de mission. Il était dans les transmissions en Pologne. Ils l’attendaient devant Lvov, mais il ne vint jamais. Finalement ils apprirent que Nikolai Ivanovitch Kouznetsov était mort; il s’était fait sauter la cervelle lorsque, blessé, ilétait tombé entre les mains des nationalistes. Pour moi, le plus intéressant était les circonstances dans lesquelles mon père l’avait rencontré, il affirmait qu’il était à Uralmach (fabriquede machines de l’Oural), où il essayait de dénicher un emploi.
Souvent, lorsque nous étions enfants, nous voyions comme notre père paraissait seulen dépit du fait qu’il avait une femme, notre maman, qui trimait inlassablement pour nousélever. Durant toutes ces années, en particulier les années 1960, il passait beaucoup detemps près de sa radio, à écouter les « informations” du matin jusqu’au soir. Ce fut alorsqu’il commença à me parler de la révolution, de politique, de Chamberlain. Il évoquait constamment Kerenski. Non seulement il savait qui il était, mais pour je ne sais quelle raison, comment il avait fui et où il vivait. Il disait que Kerenski avait prétendu être un leader, mais qu’en réalité, c’était un aventurier. Mon père revenait continuellement sur l’idée queles tsars s’inquiétaient en permanence pour l’État, le Trésor, et l’Armée, sans laquelle il riyavait pas d’État, et protégeaient leur Église orthodoxe. Il nous expliqua comment on avaittué Trotski en Amérique latine.
Читать дальше