Aborder le père Taverney avec de pompeuses paroles; puis, quand il aurait l’autorisation du baron, mademoiselle Andrée, avec des discours d’une telle éloquence, que non seulement elle pardonnât, mais encore qu’elle conçût du respect et de l’affection pour l’auteur de la pathétique harangue qu’il avait préparée.
À force d’y songer, l’espérance avait pris le dessus sur la crainte, et il semblait impossible à Gilbert qu’une fille, dans la position où se trouvait Andrée, n’acceptât point la réparation offerte par l’amour, quand cet amour se présentait avec une somme de cent mille écus.
Gilbert, bâtissant tous ces châteaux en Espagne, était naïf et honnête comme le plus simple enfant des patriarches. Il oubliait tout le mal qu’il avait fait, ce qui était peut-être d’un cœur plus honnête qu’on ne le pense.
Toutes ses batteries préparées, il arriva, le cœur dans un étau, sur le territoire de Trianon. Une fois là, il était prêt à tout: aux premières fureurs de Philippe, que la générosité de sa démarche devait cependant, selon lui, dissuader; aux premiers dédains d’Andrée, que son amour devait soumettre; aux premières insultes du baron, que son or devait adoucir.
En effet, Gilbert, tout éloigné de la société qu’il avait vécu, devinait instinctivement que trois cent mille livres dans la poche sont une sûre cuirasse; ce qu’il redoutait le plus, c’était la vue des souffrances d’Andrée; contre ce malheur seulement il craignait sa faiblesse, faiblesse qui lui eût ôté une partie des moyens nécessaires au succès de sa cause.
Il entra donc dans les jardins, regardant, non sans un orgueil qui allait bien à sa physionomie, tous ces ouvriers, hier ses compagnons, aujourd’hui ses inférieurs.
La première question qu’il fit porta sur le baron de Taverney. Il s’adressait naturellement au garçon de service des communs.
– Le baron n’est point à Trianon, répondit celui-ci.
Gilbert hésita un moment.
– Et M. Philippe? demanda-t-il.
– Oh! M. Philippe est parti avec mademoiselle Andrée.
– Parti! s’écria Gilbert effrayé.
– Oui.
– Mademoiselle Andrée est donc partie?
– Depuis cinq jours.
– Pour Paris?
Le garçon fit un mouvement qui voulait dire: «Je n’en sais rien.»
– Comment, vous n’en savez rien? s’écria Gilbert. Mademoiselle Andrée est partie sans qu’on sache où elle est allée? Elle n’est point partie sans cause, cependant.
– Tiens, cette bêtise! répondit le garçon peu respectueux pour l’habit marron de Gilbert; certainement qu’elle n’est point partie sans cause.
– Et pour quelle cause est-elle partie?
– Pour changer d’air.
– Pour changer d’air? répéta Gilbert.
– Oui, il paraît que celui de Trianon était mauvais pour sa santé, et, par ordonnance du médecin, elle a quitté Trianon.
Il était inutile d’en demander davantage; il était évident que le garçon des communs avait dit tout ce qu’il savait sur mademoiselle de Taverney.
Et cependant Gilbert, stupéfait, ne pouvait croire à ce qu’il entendait. Il courut à la chambre d’Andrée et trouva la porte close.
Des fragments de verre, des brins de paille et de foin, des fils de la paillasse jonchant le corridor, représentaient à sa vue tous les résultats d’un déménagement.
Gilbert rentra dans son ancienne chambre, qu’il retrouva telle qu’il l’avait laissée.
La croisée d’Andrée était ouverte pour donner de l’air à l’appartement; sa vue put plonger jusque dans l’antichambre.
L’appartement était parfaitement vide.
Gilbert alors se laissa aller à une extravagante douleur; il se heurta la tête contre la muraille, se tordit les bras, se roula sur le plancher.
Puis, comme un insensé, il s’élança hors de la mansarde, descendit l’escalier comme s’il eût eu des ailes, s’enfonça dans le bois les mains noyées dans ses cheveux, et, avec des cris et des imprécations, il se laissa tomber au milieu des bruyères, maudissant la vie et ceux qui la lui avaient donnée.
– Oh! c’est fini, bien fini, murmura-t-il. Dieu ne veut pas que je la retrouve; Dieu veut que je meure de remords, de désespoir et d’amour; c’est ainsi que j’expierai mon crime, c’est ainsi que je vengerai celle que j’ai outragée… Où peut-elle être?… À Taverney! Oh! j’irai, j’irai! J’irai jusqu’aux extrémités du monde; je monterai jusqu’aux nuages s’il le faut. Oh! je retrouverai sa trace et je la suivrai, dussé-je tomber à moitié chemin de faim et de fatigue.
Mais peu à peu, soulagé de sa douleur par l’explosion de sa douleur, Gilbert se souleva, respira plus librement, regarda autour de lui d’un air un peu moins hagard, et reprit, à pas lents, le chemin de Paris.
Cette fois, il mit cinq heures pour faire la route.
– Le baron, se disait-il avec une certaine apparence de raison, le baron n’aura peut-être pas quitté Paris; je lui parlerai. Mademoiselle Andrée a fui. En effet, elle ne pouvait rester à Trianon; mais, en quelque lieu qu’elle soit allée, son père sait où elle va; un mot de lui m’indiquera sa trace, et puis, d’ailleurs, il rappellera sa fille, si je parviens à convaincre son avarice.
Gilbert, fort de cette nouvelle pensée, rentra à Paris vers sept heures du soir, c’est-à-dire vers le moment où la fraîcheur amenait les promeneurs aux Champs-Élysées, où Paris flottait entre les premiers brouillards du soir et les premiers feux de ce jour factice qui lui fait une journée de vingt-quatre heures.
Le jeune homme, en conséquence de la résolution prise, alla droit à la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron, et frappa sans hésiter un instant.
Le silence seul lui répondit.
Il redoubla les coups de marteau, mais sans que le dixième obtînt plus de succès que le premier.
Alors cette dernière ressource, celle sur laquelle il avait compté, lui échappa. Fou de rage, mordant ses mains, pour punir son corps de ce qu’il souffrait moins que son âme, Gilbert tourna brusquement la rue, poussa le ressort de la porte de Rousseau, et monta l’escalier.
Le mouchoir qui renfermait les trente billets de caisse attachait aussi la clef du grenier.
Gilbert s’y précipita comme il se fût précipité dans la Seine si elle eût coulé à cet endroit.
Puis, comme la soirée était belle et que les nuages floconneux se jouaient dans l’azur du ciel, comme une douce senteur montait des tilleuls et des marronniers dans le crépuscule de la nuit, comme la chauve-souris venait battre de ses ailes silencieuses les vitres du petit châssis, Gilbert, rappelé à la vie par toutes ces sensations, s’approcha de la lucarne, et, voyant blanchir au milieu des arbres le pavillon du jardin où jadis il avait retrouvé Andrée qu’il croyait à jamais perdue, il sentit son cœur se briser et tomba presque évanoui sur l’appui de la gouttière, les yeux perdus dans une vague et stupide contemplation.
Chapitre CLIII Où Gilbert voit qu’un crime est plus facile à commettre qu’un préjugé à vaincre
À mesure que diminuait la sensation douloureuse qui s’était emparée de Gilbert, ses idées devenaient plus nettes et plus précises.
Sur ces entrefaites, l’ombre qui s’épaississait l’empêcha de rien distinguer; alors, un invincible désir lui prit de voir les arbres, la maison, les allées que l’obscurité venait de confondre dans une seule masse, sur laquelle l’air flottait égaré comme sur un abîme.
Il se souvint qu’un soir, en des temps plus heureux, il avait voulu se procurer des nouvelles d’Andrée, la voir, l’entendre parler même, et qu’au péril de sa vie, souffrant encore de la maladie qui avait suivi le 31 mai, il s’était laissé glisser le long de la gouttière, du premier étage jusqu’en bas, c’est-à-dire jusqu’à ce bienheureux sol du jardin.
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