– Je sais tout cela, monsieur, dit Gilbert. Je vous ai vu de près et vous ai compris.
– Alors, si tu m’as vu de près, alors, si tu m’as compris, ma vie n’a-t-elle pas pour toi une signification qu’elle n’a pas pour les autres? Cette abnégation étrange qui n’est pas dans ma nature ne te dit-elle pas que j’ai voulu expier…
– Expier! murmura Gilbert.
– N’as-tu pas compris, continua le philosophe, que, cette misère m’ayant forcé tout d’abord de prendre une détermination excessive, je n’avais plus trouvé ensuite d’autre excuse à cette détermination que le désintéressement et la persévérance dans la misère? N’as-tu pas compris que j’ai puni mon esprit par l’humiliation? Car c’était mon esprit qui était coupable; mon esprit, qui avait eu recours aux paradoxes pour se justifier, tandis que, d’un autre côté, je punissais mon cœur par la perpétuité du remords.
– Ah! s’écria Gilbert, c’est ainsi que vous me répondez! c’est ainsi que, vous autres philosophes, qui jetez des préceptes écrits au genre humain, vous nous plongez dans le désespoir, en nous condamnant si nous nous irritons. Eh! que m’importe, à moi, votre humiliation, du moment qu’elle est secrète, votre remords, dès qu’il est caché! Oh! malheur, malheur à vous, malheur! et que les crimes commis en votre nom retombent sur votre tête!
– Sur ma tête, dites-vous, la malédiction et le châtiment à la fois, car vous oubliez le châtiment, oh! ce serait trop! Vous qui avez péché comme moi, vous condamnez-vous aussi sévèrement que moi!
– Plus sévèrement encore, dit Gilbert; car ma punition, à moi, sera terrible; car, à présent que je n’ai plus foi en rien, je me laisserai tuer par mon adversaire, ou plutôt par mon ennemi; suicide que ma misère me conseille, que ma conscience me pardonne; car, maintenant, ma mort n’est plus un vol fait à l’humanité, et vous avez écrit là une phrase que vous ne pensiez pas.
– Arrête, malheureux! dit Rousseau, arrête; n’as-tu pas fait assez de mal avec l’imbécile crédulité? Faut-il que tu en fasses plus encore avec le scepticisme stupide? Tu m’as parlé d’un enfant? Tu m’as dit que tu étais ou que tu allais être père?
– Je l’ai dit, répéta Gilbert.
– Sais-tu bien ce que c’est, murmura Rousseau à voix basse, que d’entraîner avec soi, non pas dans la mort, mais dans la honte, des créatures nées pour respirer librement et purement le grand air de la vertu, que Dieu donne pour dot à tout homme sortant du sein de sa mère? Écoute cependant combien ma situation est horrible: quand j’ai abandonné mes enfants, j’ai compris que la société, que toute supériorité blesse, allait me jeter cette injure à la face comme un reproche infamant; alors je me suis justifié avec des paradoxes; alors j’ai employé dix ans de ma vie à donner des conseils aux mères pour l’éducation de leurs enfants, moi qui n’avais pas su être père; à la patrie pour la formation des citoyens forts et honnêtes, moi qui avais été faible et corrompu. Puis, un jour, le bourreau qui venge la société, la patrie et l’orphelin, le bourreau, ne pouvant s’en prendre à moi, s’en est pris à mon livre, et l’a brûlé comme une honte vivante pour le pays dont ce livre avait empoisonné l’air. Choisis, devine, juge; ai-je bien fait dans l’action? Ai-je fait mal dans les préceptes? Tu ne réponds pas; Dieu lui-même serait embarrassé; Dieu, qui tient en ses mains l’inflexible balance du juste et de l’injuste. Eh bien, moi, j’ai un cœur qui résout la question, et ce cœur me dit là, au fond de ma poitrine: «Malheur à toi, père dénaturé, qui as abandonné tes enfants; malheur à toi si tu rencontres la jeune prostituée qui rit impudemment le soir au coin d’un carrefour, car c’est peut-être ta fille abandonnée que la faim a poussée à l’infamie; malheur à toi si tu rencontres dans la rue le voleur qu’on arrête, rouge encore de son larcin, car celui-là est peut-être ton fils abandonné, que la faim a poussé au crime!»
À ces mots, Rousseau, qui s’était soulevé, retomba dans son fauteuil.
– Et, cependant, continua-t-il d’une voix brisée qui avait l’accent d’une prière, moi, je n’ai point été coupable autant qu’on pourrait le croire; moi, j’ai vu une mère sans entrailles, de moitié dans ma complicité, oublier, comme font les animaux, et je me suis dit: «Dieu a permis que la mère oublie, c’est donc qu’elle doit oublier.» Eh bien, je me suis trompé à ce moment, et, aujourd’hui que tu m’as entendu dire à toi ce que je n’ai jamais dit à personne, aujourd’hui tu n’as plus le droit de t’abuser.
– Ainsi, demanda le jeune homme en fronçant le sourcil, vous n’eussiez jamais abandonné vos enfants si vous aviez eu de l’argent pour les nourrir?
– Seulement le strict nécessaire, non, jamais, je le jure, jamais!
Et Rousseau étendit solennellement sa main tremblante vers le ciel.
– Vingt mille livres, demanda Gilbert, est-ce assez pour nourrir son enfant?
– Oui, c’est assez, dit Rousseau.
– Bien, dit Gilbert, merci, monsieur; maintenant, je sais ce qui me reste à faire.
– Et, dans tous les cas, jeune comme vous l’êtes, avec votre travail, vous pouvez nourrir votre enfant, dit Rousseau. Mais vous avez parlé de crime; on vous cherche, on vous poursuit peut-être…
– Oui, monsieur.
– Eh bien, cachez-vous ici, mon enfant; le petit grenier est toujours libre.
– Vous êtes un homme que j’aime, mon maître! s’écria Gilbert, et l’offre que vous me faites me comble de joie; je ne vous demande, en effet, qu’un abri; quant à mon pain, je le gagnerai; vous savez que je ne suis pas un paresseux.
– Eh bien, dit Rousseau d’un air inquiet, si la chose est convenue ainsi, montez là-haut; que madame Rousseau ne vous voie pas ici; elle ne monte plus au grenier, puisque, depuis votre départ, nous n’y serrons plus rien; votre paillasse y est restée, arrangez-vous du mieux possible.
– Merci, monsieur; cela étant ainsi, je serai plus heureux que je ne le mérite.
– Maintenant, est-ce là tout ce que vous désirez? dit Rousseau en poussant du regard Gilbert hors de la chambre.
– Non, monsieur; mais encore un mot, s’il vous plaît.
– Dites.
– Vous m’avez un jour, à Luciennes, accusé de vous avoir trahi; je ne trahissais personne, monsieur, je suivais mon amour.
– Ne parlons plus de cela. Est-ce tout?
– Oui; maintenant, monsieur Rousseau, quand on ne sait pas l’adresse de quelqu’un à Paris, est-il possible de se la procurer?
– Sans doute, quand cette personne est connue.
– Celle dont je veux parler est fort connue.
– Son nom?
– M. le comte Joseph Balsamo.
Rousseau frissonna; il n’avait pas oublié la séance de la rue Plâtrière.
– Que voulez-vous à cet homme? demanda-t-il.
– Une chose toute simple. Je vous avais accusé, vous, mon maître, d’être moralement la cause de mon crime, puisque je croyais n’avoir obéi qu’à la loi naturelle.
– Et je vous ai détrompé? s’écria Rousseau tremblant à l’idée de cette responsabilité.
– Vous m’avez éclairé, du moins.
– Eh bien, que voulez-vous dire?
– Que mon crime a non seulement eu une cause morale, mais une cause physique.
– Et ce comte de Balsamo est la cause physique, n’est-ce pas?
– Oui. J’ai copié des exemples, j’ai saisi une occasion, et, en cela, je le reconnais maintenant, j’ai agi en animal sauvage, et non en homme. L’exemple, c’est vous; l’occasion, c’est M. le comte de Balsamo. Où demeure-t-il? le savez-vous?
– Oui.
– Donnez-moi son adresse, alors.
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