Il souleva donc les tapisseries, il tourna donc autour du fourneau; nulle part il ne put retrouver même la trace du passage de Lorenza.
Restait la chambre de la jeune femme, où sans doute elle était rentrée.
Cette chambre n’était une prison pour elle que dans son état de veille.
Il courut à la chambre et trouva la plaque fermée.
Ce n’était point une preuve que Lorenza ne fût point rentrée chez elle. Rien ne s’opposait, en effet, à ce que Lorenza, dans son sommeil si lucide, se fût souvenue de ce mécanisme, et, s’en souvenant, eût obéi aux hallucinations d’un rêve mal effacé dans son esprit.
Balsamo poussa le ressort.
La chambre était vide comme le laboratoire: Lorenza ne paraissait pas même y être entrée.
Alors une pensée douloureuse, une pensée qui, on s’en souvient, l’avait déjà mordu au cœur, vint chasser toutes les suppositions, toutes les espérances de l’amant heureux.
Lorenza aurait joué un rôle; elle aurait feint de dormir, elle aurait ainsi dissipé toute défiance, toute inquiétude, toute vigilance dans l’esprit de son époux et, à la première occasion de liberté, elle se serait enfuie de nouveau, plus sûre de ce qu’elle avait à faire, instruite qu’elle était par une première, ou plutôt par une seconde expérience.
Balsamo bondit à cette idée et sonna Fritz.
Puis, comme, au gré de son impatience, Fritz tardait, il s’élança au-devant de lui et le trouva dans l’escalier dérobé.
– La signora? dit-il.
– Eh bien, maître? demanda Fritz comprenant, à l’agitation de Balsamo, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.
– L’as-tu vue?
– Non, maître.
– Elle n’est pas sortie?
– D’où cela?
– Mais de la maison.
– Personne n’est sorti que la comtesse, derrière laquelle je viens de fermer la porte.
Balsamo remonta comme un fou. Il se figura alors que la folle jeune femme, si différente dans le sommeil de ce qu’elle était dans la veille, avait eu un moment d’espièglerie enfantine; qu’elle lisait, de quelque coin où elle était cachée, son effroi dans son cœur, et qu’elle se divertissait à l’épouvanter, pour le rassurer ensuite.
Alors commença une recherche minutieuse.
Pas un coin ne fut épargné, pas une armoire oubliée, pas un paravent laissé en place. Il y avait, dans cette recherche de Balsamo, quelque chose de l’homme aveuglé par la passion, du fou qui ne voit plus, de l’homme ivre qui chancelle. Il n’avait plus de force que pour ouvrir les deux bras et pour crier: «Lorenza! Lorenza!» espérant que cette adorée créature viendrait s’y précipiter tout à coup avec un grand cri de joie.
Mais le silence seul, un morne et obstiné silence, répondit à sa pensée extravagante et à son appel insensé.
Courir, remuer les meubles, parler aux murs, appeler Lorenza, regarder sans voir, écouter sans entendre, palpiter sans vivre, tressaillir sans penser, voilà l’état dans lequel Balsamo passa trois minutes, c’est-à-dire trois siècles d’agonie.
Il sortit de cet état d’hallucination à moitié fou, trempa sa main dans un vase d’eau glacée, s’en mouilla les tempes, puis, comprimant une de ses mains avec l’autre, comme pour se forcer à l’immobilité, il chassa, par la volonté, le bruit importun de ce battement du sang contre le crâne, bruit fatal, incessant, monotone, qui, lorsqu’il est mouvement et silence, indique la vie, mais qui, lorsqu’il devient tumultueux et perceptible, signifie la mort ou la folie.
– Voyons, raisonnons, dit-il; Lorenza n’y est plus; plus de faux-fuyants avec moi-même; Lorenza n’y est plus; donc elle est sortie. Oui, sortie, bien sortie!
Et il regarda encore une fois autour de lui, et il appela une fois encore.
– Sortie! répéta-t-il. En vain Fritz prétend-il ne l’avoir pas vue: elle est sortie, bien sortie.
«Deux cas se présentent:
«Ou il n’a rien vu en effet, ce qui, à tout prendre, est possible, car l’homme est sujet à l’erreur, ou bien il a vu et il a été corrompu par Lorenza.
«Corrompu, Fritz?
«Pourquoi non? En vain sa fidélité passée plaide contre cette supposition. Si Lorenza, si l’amour, si la science, ont pu à ce point tromper et mentir, pourquoi la nature si fragile, si faillible d’une créature humaine ne tromperait-elle pas à son tour?
«Oh! je saurai tout, je saurai tout! Ne me reste-t-il pas mademoiselle de Taverney?
«Oui, par Andrée je saurai la trahison de Fritz; par Andrée, la trahison de Lorenza; et, cette fois… oh! cette fois, comme l’amour aura été mensonger, comme la science aura été une erreur, comme la fidélité aura été un piège… oh! cette fois, Balsamo punira sans pitié, sans réserve, comme un homme puissant qui se venge, ayant chassé la miséricorde et conservé l’orgueil.
«Voyons, il ne s’agit plus que de sortir au plus vite, de ne rien laisser deviner à Fritz et de courir à Trianon.»
Et Balsamo, saisissant son chapeau, qui avait roulé à terre, s’élança contre la porte.
Mais tout à coup il s’arrêta.
– Oh! dit-il, avant toute chose… Mon Dieu! pauvre vieillard, je l’avais oublié! Avant toute chose, il faut que je voie Althotas; pendant cet accès de délire, pendant ce spasme d’amour monstrueux, j’ai délaissé le malheureux vieillard. J’ai été ingrat, j’ai été inhumain.
Et Balsamo, avec cette fièvre qui animait à cette heure tous ses mouvements, Balsamo s’approcha du ressort qui faisait jouer la bascule du plafond.
Aussitôt le mobile échafaudage descendit rapidement.
Balsamo se plaça dessus et, à l’aide du contrepoids, commença de monter, mais tout entier encore au trouble de son esprit et de son cœur, et sans songer à autre chose qu’à Lorenza.
À peine toucha-t-il le niveau de la chambre d’Althotas, que la voix du vieillard vint frapper son oreille et le tira de sa douloureuse rêverie.
Mais, au grand étonnement de Balsamo, ses premières paroles ne furent point un reproche, comme il s’y attendait: ce fut un éclat de gaieté naturel et simple qui l’accueillit.
L’élève leva sur le maître un regard étonné.
Le vieillard était renversé sur sa chaise à ressorts; il respirait bruyamment et avec délices, comme si à chaque aspiration il eût repris un jour de vie; ses yeux, pleins d’un feu sombre, mais dont le sourire épanoui sur ses lèvres égayait l’expression, ses yeux s’attachaient avec importunité sur son visiteur.
Balsamo recueillit ses forces et rassembla ses idées pour ne rien laisser voir de son trouble au maître, si peu indulgent pour les faiblesses de l’humanité.
Pendant cette minute de recueillement, Balsamo sentit une oppression étrange peser sur sa poitrine. L’air, sans doute, était vicié par une résorption trop constante; une odeur lourde, fade, tiède, nauséabonde; cette même odeur qu’il avait déjà respirée en bas, mais à un plus faible degré, nageait dans l’air, et pareille à ces vapeurs qui montent des lacs et des marais en automne, au lever et au coucher du soleil, elle avait pris un corps et terni les vitres.
Dans cette atmosphère épaisse et âcre, le cœur de Balsamo faiblit, sa tête s’embarrassa, un vertige le saisit, il sentit que la respiration et les forces allaient lui manquer à la fois.
– Maître, dit-il en cherchant un point solide où s’appuyer, et en essayant de dilater sa poitrine, maître, vous ne pouvez vivre ici; on n’y respire point.
– Tu trouves?
– Oh!
– J’y respire cependant fort bien, moi! répondit Althotas avec enjouement, et j’y vis, comme tu vois.
– Maître, maître, dit Balsamo de plus en plus étourdi, faites-y attention, et laissez-moi ouvrir une fenêtre, il monte de ce parquet comme une vapeur de sang.
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