La perspective de devoir chercher un autre emploi était d’autant plus rageante qu’il se sentait au seuil de quelque chose. Son magnifique compte rendu funéraire de février, bien qu’il ne lui eût pas rapporté un sou, avait fait circuler son nom ici et là. Il avait même été invité une fois par la comtesse de Marsantes qui tenait table ouverte une fois par semaine boulevard Saint-Germain et qui le considérait comme un véritable écrivain même s’il n’avait jamais rien publié. Pour faire bonne figure, il avait consacré ce qui lui restait d’économies à l’achat d’un costume, pas sur mesure, évidemment, mais une occasion qui lui avait semblé assez fraîche pour faire illusion ; la couture dorsale avait craqué dès le lendemain, il avait confié la réfection à un atelier du Sentier, le résultat ne se remarquait pas trop, pensait-il, parce qu’il ne surprenait pas le regard condescendant des domestiques qui lui cédaient le pas quand il pénétrait dans un salon.
Pour Madeleine, il n’y avait plus que Paul. Elle mettait notamment un point d’honneur à tout faire elle-même. Comme il n’y avait plus de chaise roulante, on devait le porter et Madeleine n’autorisait personne à le faire à sa place. Il avait beaucoup maigri, il ne pesait que quinze kilos, ce qui n’est pas beaucoup pour un enfant de sept ans, mais tout de même… « Mais, laissez-moi faire, mademoiselle Madeleine ! » disait M. Raymond. Dix fois elle faillit tomber, rien n’y faisait. Paul disait : « Lai… laisse… donc… ma… man ! » Jamais il n’avait autant bégayé.
Tout le monde regardait Madeleine s’activer auprès de lui en se demandant jusqu’à quelle extrémité elle irait.
Les soins intimes, notamment, n’étaient pas une mince affaire. Trois à quatre fois par jour, il fallait soulever Paul, l’allonger pour le déshabiller et le porter aux toilettes, le changer comme un nourrisson, ramener ses jambes mortes, le tourner et le retourner, le rhabiller. Ces membres flasques vous tordaient l’âme. Il avait l’œil vide et fixe, ne se plaignait jamais. Lorsqu’elle lui donnait les bains sulfureux ou lui dispensait les massages aux substances opiacées que le professeur Fournier avait prescrits, on entendait Madeleine murmurer à l’oreille de Paul, comme une femme délirante, il était devenu son purgatoire.
Son geste de défenestration ne cessait de la tarauder. Elle ne pouvait s’empêcher d’y retrouver celui de son frère, Édouard. Tous deux se jetaient dans le vide. L’un sous les roues de la voiture de son père, l’autre sur le cercueil de son grand-père. M. Péricourt était le lieu géométrique sur lequel toute la famille venait s’écraser.
Madeleine voulut mener une enquête.
Elle commença par Paul lui-même. Elle l’installa sur une chaise, face à elle, maman veut te parler, Paul, maman a besoin de comprendre, vous voyez le genre… Paul rougit, s’agita, tourna la tête en tout sens, Madeleine insista, Paul bégaya n… non, n… non… Si, si, si, Paul, maman veut savoir, comprendre, Paul se mit à pleurer silencieusement, Madeleine haussa le ton, se mit à arpenter la pièce de long en large, très agitée, s’arrachant les cheveux, ça me rend folle, criait-elle. Paul pleurait à chaudes larmes, Madeleine hurlait à tue-tête. Léonce était en courses, c’est M. Raymond qui, alerté par les cris, monta quatre à quatre, ouvrit la porte à la volée, allons Mademoiselle, vous vous faites du mal, le temps qu’il attrape Madeleine pour l’empêcher de courir autour de la chambre comme une poule décapitée, le petit Paul s’effondrait sur sa chaise, prêt à tomber, il n’avait pas la force suffisante pour se redresser, il se retenait difficilement du bout des doigts au dossier, M. Raymond ne savait plus que faire, il lâcha la mère, se précipita pour porter secours au fils, la cuisinière arriva à son tour, prit Madeleine contre elle, c’est ce spectacle que Léonce découvrit, M. Raymond avec Paul dans ses bras, les jambes mortes, le visage vers le plafond, et la cuisinière, assise sur le lit, la tête de sa patronne sur les genoux.
À peine remise de cet événement, Madeleine recommença à se torturer avec cette interrogation.
Une certitude germa alors dans son esprit. Quelqu’un, dans la maison, devait savoir quelque chose, ça n’était pas possible autrement.
Peut-être quelqu’un avait-il été avec lui. L’idée d’une culpabilité dans le personnel lui sembla d’abord probable, bientôt certaine, cela expliquait tout.
Elle convoqua tout le monde, ils étaient six, sans compter Léonce et André, réunis et alignés, cette méthode était la pire de toutes, on avait l’impression que quelqu’un avait volé l’argenterie, c’était ridicule. En se frottant nerveusement les mains l’une contre l’autre, Madeleine réclama la vérité. Qui avait vu Paul le jour de… l’accident ? Qui avait été auprès de lui ? Personne ne savait quoi répondre, on se demandait ce qui allait se passer.
— Vous, par exemple, déclara-t-elle en pointant l’index vers la cuisinière, vous étiez à l’étage, on me l’a dit !
La pauvre femme rougit en pétrissant son tablier.
— C’est que… j’avais à faire là-haut, moi !
— Ah ! hurla Madeleine, victorieuse. Vous voyez, vous étiez !
— Madeleine, supplia Léonce d’une voix douce, je vous en prie…
Personne n’ouvrit plus la bouche. Chacun regardait ses chaussures ou le mur d’en face. Ce silence décupla la colère de Madeleine. Elle soupçonna un complot, s’adressa directement à l’un puis à l’autre, et vous ?
— Madeleine…, répéta Léonce.
Mais Madeleine n’écoutait rien.
— Qui d’entre vous a poussé Paul ? hurla-t-elle. Qui a jeté mon bébé par la fenêtre…
Tout le monde écarquillait les yeux. Personne ne sortirait d’ici tant qu’elle ne saurait pas la vérité, elle se rendrait à la police, chez le préfet, et si personne ne voulait céder, vous irez tous en prison, vous m’entendez, tous autant que vous êtes !
— J’exige la vérité !
Puis Madeleine s’arrêta. Elle regarda le petit groupe comme si elle le découvrait et elle tomba à genoux en sanglotant.
Le spectacle de cette femme prostrée au sol, qui maintenant gémissait d’une voix rauque, avait de quoi émouvoir, mais personne ne vint lui porter secours. Un par un les domestiques quittèrent la pièce. Le soir, plusieurs donnèrent leur congé. Madeleine resta deux jours au lit, se relevant seulement pour changer les couches de Paul.
À compter de ce jour, la maison plongea dans une torpeur étrange, on se taisait, on parlait à voix basse, on avait pitié de Madame, mais on cherchait quand même une nouvelle place où l’on ne vous traiterait pas d’assassin. Avant tout, on plaignait monsieur Paul, pauvre petit bonhomme, ce qu’il donnait peine à voir, celui-là…
À bout d’hypothèses, Madeleine s’imagina que la réponse à cette terrible question lui viendrait du ciel, elle bascula dans l’irrationnel et retourna à l’église qu’elle avait délaissée à la mort de son frère Édouard.
Le curé de Saint-François-de-Sales lui prodigua le seul conseil dont il disposait : patienter et s’en remettre à la volonté de Dieu. Dans la situation, c’était peu de chose. De la foi catholique à la divination, ce n’est qu’une question de degré, Madeleine commença à courir les mages, les cartomanciennes et les médiums. Elle ne voulait pas être seule, Léonce l’accompagna.
Elles consultèrent chiromanciennes, voyantes, télépathes, numérologues et même un marabout sénégalais qui fouillait les entrailles de poulets de Bresse et qui assura que Paul avait voulu se jeter dans les bras de sa mère ici présente, qu’il l’ait fait du deuxième étage n’ébranla pas sa conviction, la volaille était formelle. Toutes ces démarches avaient une constante : il était impossible de faire le tour de la question en une seule visite, il en fallait plusieurs.
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