L'attention redoubla.
– Le roi a reçu avis aujourd'hui qu'un de ses ennemis, un de ceux précisément que vous êtes appelés à combattre, arrivait à Paris pour le braver ou conspirer contre lui.
Le nom de cet ennemi a été prononcé secrètement, mais entendu d'une sentinelle, c'est-à-dire d'un homme qu'on eût dû regarder comme une muraille, et qui, comme elle, eût dû être sourd, muet et inébranlable; cependant, ce même homme, tantôt, en pleine rue, a été répéter le nom de cet ennemi du roi avec des fanfaronnades et des éclats qui ont attiré l'attention des passants et soulevé une sorte d'émotion: je le sais, moi, qui suivais le même chemin que cet homme, et qui ai tout entendu de mes oreilles; moi qui lui ai posé la main sur l'épaule pour l'empêcher de continuer; car, au train dont il allait, il eût, avec quelques paroles de plus, compromis tant d'intérêts sacrés que j'eusse été forcé de le poignarder sur la place, si à mon premier avertissement il ne fût demeuré muet.
On vit en ce moment Pertinax de Montcrabeau et Perducas de Pincorney pâlir et se renverser presque défaillants l'un sur l'autre.
Montcrabeau, tout en chancelant, essaya de balbutier quelques excuses.
Aussitôt que, par leur trouble, les deux coupables se furent dénoncés, tous les regards se tournèrent vers eux.
– Rien ne peut vous justifier, monsieur, dit Loignac à Montcrabeau; si vous étiez ivre, vous devez être puni d'avoir bu; si vous n'étiez que vantard et orgueilleux, vous devez être puni encore.
Il se fit un silence terrible. M. de Loignac avait, on se le rappelle, en commençant, annoncé une sévérité qui promettait de sinistres résultats.
– En conséquence, continua Loignac, monsieur de Montcrabeau et vous aussi, monsieur de Pincorney, vous serez punis.
– Pardon, monsieur, répondit Pertinax; mais nous arrivons de province, nous sommes nouveaux à la cour, et nous ignorons l'art de vivre dans la politique.
– Il ne fallait pas accepter cet honneur d'être au service de Sa Majesté, sans peser les charges de ce service.
– Nous serons à l'avenir muets comme des sépulcres, nous vous le jurons.
– Tout cela est bon, messieurs; mais réparerez-vous demain le mal que vous avez fait aujourd'hui?
– Nous tâcherons.
– Impossible, je vous dis, impossible!
– Alors pour cette fois, monsieur, pardonnez-nous.
– Vous vivez, reprit Loignac sans répondre directement à la prière des deux coupables, dans une apparente licence que je veux réprimer, moi, par une stricte discipline: entendez-vous bien cela, messieurs? Ceux qui trouveront la condition dure la quitteront; je ne suis pas embarrassé de volontaires qui les remplaceront.
Nul ne répondit; mais beaucoup de fronts se plissèrent.
– En conséquence, messieurs, reprit Loignac, il est bon que vous soyez prévenus de cela: la justice se fera parmi nous secrètement, expéditivement, sans écritures, sans procès; les traîtres seront punis de mort, et sur-le-champ. Il y a toutes sortes de prétextes à cela, et personne n'aura rien à y voir. Supposons, par exemple, que M. de Montcrabeau et M. de Pincorney, au lieu de causer amicalement dans la rue de choses qu'ils eussent dû oublier, eussent eu une dispute à propos de choses dont ils avaient le droit de se souvenir; eh bien! cette dispute ne peut-elle pas amener un duel entre M. de Pincorney et M. de Montcrabeau? Dans un duel il arrive parfois qu'on se fend en même temps et que l'on s'enferre en se fendant; le lendemain de cette dispute, on trouve ces deux messieurs morts au Pré-aux-Clercs, comme on a trouvé MM. de Quélus, de Schomberg et de Maugiron morts aux Tournelles: la chose a le retentissement qu'un duel doit avoir, et voilà tout.
Je ferai donc tuer, vous entendez bien cela, n'est-ce pas, messieurs? je ferai donc tuer en duel ou autrement quiconque aura trahi le secret du roi.
Montcrabeau défaillit tout à fait et s'appuya sur son compagnon, dont la pâleur devenait de plus en plus livide, et dont les dents étaient serrées à se rompre.
– J'aurai, reprit Loignac, pour les fautes moins graves, de moins graves punitions, la prison, par exemple, et j'en userai lorsqu'elle punira plus sévèrement le coupable qu'elle ne privera le roi.
Aujourd'hui je fais grâce de la vie à M. de Montcrabeau qui a parlé, et à M. de Pincorney qui a écouté; je leur pardonne, dis-je, parce qu'ils ont pu se tromper et qu'ils ignoraient; je ne les punis point de la prison, parce que je puis avoir besoin d'eux ce soir ou demain: je leur garde en conséquence la troisième peine que je veux employer contre les délinquants, l'amende.
À ce mot amende, la figure de M. de Chalabre s'allongea comme un museau de fouine.
– Vous avez reçu mille livres, messieurs, vous en rendrez cent; et cet argent sera employé par moi à récompenser, selon leurs mérites, ceux à qui je n'aurai rien à reprocher.
– Cent livres! murmura Pincorney; mais, cap de bious! je ne les ai plus, je les ai employées à mes équipages.
– Vous vendrez votre chaîne, dit Loignac.
– Je veux bien l'abandonner au service du roi, répondit Pincorney.
– Non pas, monsieur; le roi n'achète point les effets de ses sujets pour payer leurs amendes; vendez vous-même et payez vous-même. J'avais un mot à ajouter, continua Loignac.
J'ai remarqué divers germes d'irritation entre divers membres de cette compagnie: chaque fois qu'un différend s'élèvera, je veux qu'on me le soumette, et seul j'aurai le droit de juger de la gravité de ce différend et d'ordonner le combat, si je trouve que le combat soit nécessaire. On se tue beaucoup en duel de nos jours, c'est la mode; et je ne me soucie pas que, pour suivre la mode, ma compagnie se trouve incessamment dégarnie et insuffisante. Le premier combat, la première provocation qui aura lieu sans mon aveu, sera puni d'une rigoureuse prison, d'une amende très forte, ou même d'une peine plus sévère encore, si le cas amenait un grave dommage pour le service.
Que ceux qui peuvent s'appliquer ces dispositions, se les appliquent; allez, messieurs.
À propos, quinze d'entre vous se tiendront ce soir au pied de l'escalier de Sa Majesté quand elle recevra, et, au premier signe, se dissémineront, si besoin est, dans les antichambres; quinze se tiendront en dehors, sans mission ostensible, et se mêlant à la suite des gens qui viendront au Louvre; quinze autres enfin demeureront au logis.
– Monsieur, dit Sainte-Maline en s'approchant, permettez-moi, non pas de donner un avis, Dieu m'en garde! mais de demander un éclaircissement; toute bonne troupe a besoin d'être bien commandée: comment agirons-nous avec ensemble si nous n'avons pas de chef?
– Et moi, que suis-je donc? demanda Loignac.
– Monsieur, vous êtes notre général, vous.
– Non pas moi, monsieur, vous vous trompez, mais M. le duc d'Épernon.
– Vous êtes donc notre brigadier? en ce cas ce n'est point assez, monsieur, et il nous faudrait un officier par escouade de quinze.
– C'est juste, répondit Loignac, et je ne puis chaque jour me diviser en trois; et cependant je ne veux entre vous d'autre supériorité que celle du mérite.
– Oh! quant à celle-là, monsieur, dussiez vous la nier, elle se fera bien jour toute seule, et à l'œuvre vous connaîtrez des différences, si dans l'ensemble il n'en est pas.
– J'instituerai donc des chefs volants, dit Loignac après avoir rêvé un instant aux paroles de Sainte-Maline; avec le mot d'ordre je donnerai le nom du chef: par ce moyen, chacun à son tour saura obéir et commander; mais je ne connais encore les capacités de personne: il faut que ces capacités se développent pour fixer mon choix. Je regarderai et je jugerai.
Sainte-Maline s'inclina et rentra dans les rangs.
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