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Jonathan Littell: Les Bienveillantes

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"En fait, j'aurais tout aussi bien pu ne pas écrire. Après tout, ce n'est pas une obligation. Depuis la guerre, je suis resté un homme discret; grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin, comme certains de mes anciens collègues, d'écrire mes Mémoires à fin de justification, car je n'ai rien à justifier, ni dans un but lucratif, car je gagne assez bien ma vie comme ça. Je ne regrette rien: j'ai fait mon travail, voilà tout; quant à mes histoires de famille, que je raconterai peut-être aussi, elles ne concernent que moi; et pour le reste, vers la fin, j'ai sans doute forcé la limite, mais là je n'étais plus tout à fait moi-même, je vacillais, le monde entier basculait, je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le. Malgré mes travers, et ils ont été nombreux, je suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie humaine sont l'air, le manger, le boire et l'excrétion, et la recherche de la vérité. Le reste est facultatif."Avec cette somme qui s'inscrit aussi bien sous l'égide d'Eschyle que dans la lignée de Vie et destin de Vassili Grossman ou des Damnés de Visconti, Jonathan Littell nous fait revivre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale du côté des bourreaux, tout en nous montrant un homme comme rarement on l'avait fait: l'épopée d'un être emporté dans la traversée de lui-même et de l'Histoire.

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Le Sturmbannführer Dr. Kehrig, mon supérieur, accueillit mon rapport d'un air maussade. «C'est tout?» – «Je n'ai pas tout entendu, Herr Sturmbannführer». Il fit une moue tout en jouant distraitement avec ses papiers. «Je ne comprends pas. De qui devons-nous recevoir nos ordres, à la fin? De Reichenau ou de Jeckeln? Et le Brigadeführer Rasch, où est-il?» – «Je ne sais pas, Herr Sturmbannführer».

– «Vous ne savez pas grand-chose, Obersturmführer. Allez, rompez». Blobel convoqua tous ses officiers le lendemain. Tôt le matin, une vingtaine d'hommes étaient partis avec Callsen. «Je l'ai envoyé à Lutsk avec un Vorkommando. L'ensemble du Kommando suivra dans un jour ou deux. C'est là que nous établirons notre état-major, pour le moment. L'AOK va aussi être transféré à Lutsk. Nos divisions avancent vite, il faut se mettre au travail. J'attends l'Obergruppenführer Jeckeln, qui va nous donner des instructions». Jeckeln, un vétéran du Parti âgé de quarante-six ans, était le Höhere SS- und Polizeiführer pour le sud de la Russie; à ce titre, toutes les formations S S de la zone, y compris la nôtre, dépendaient de lui d'une manière ou d'une autre. Mais la question de la chaîne de commandement continuait à travailler Kehrig: «Alors, nous sommes sous le contrôle de l'Obergruppenführer?»

– «Administrativement, nous dépendons de la 6e armée. Mais tactiquement nous recevons nos ordres du RS H A, via le Gruppenstab, et du HSSPF. C'est clair?» Kehrig dodelina la tête et soupira: «Pas tout à fait, mais j'imagine que les détails s'éclairciront au fur et à mesure». Blobel s'empourpra: «Mais on vous a bien tout expliqué à Pretzsch, bon sang!» Kehrig garda son calme. «À Pretzsch, Herr Standartenführer, on ne nous a absolument rien expliqué. On nous a servi des discours et on nous a fait faire du sport. C'est tout. Je vous rappelle qu'à la réunion avec le Gruppenführer Heydrich, la semaine dernière, les représentants du SD n'ont pas été conviés. Je suis certain qu'il y avait de bonnes raisons, mais le fait est que je n'ai aucune idée de ce que je dois faire, à part écrire des rapports sur le moral et le comportement de la Wehrmacht». Il se tourna vers Vogt, le Leiter IV: «Vous y étiez, vous, à cette réunion. Eh bien, lorsqu'on nous expliquera nos tâches, nous les exécuterons». Vogt tapotait sur la table avec un stylo, l'air gêné. Blobel mâchonnait l'intérieur de ses joues, et fixait un point du mur avec des yeux noirs. «Bon, aboya-t-il finalement. De toute façon, l'Obergruppenführer arrive ce soir. On verra ça demain».

1. L'auteur négligeant souvent d'expliciter de nombreux termes du vocabulaire militaire et administratif allemand, peu connus en dehors des milieux spécialisés, nous avons jugé souhaitable d'ajouter un glossaire et une table des grades à la fin du volume, et invitons le lecteur à s'y reporter. (N.d.E.)

Cette réunion peu concluante s'est sans doute tenue le 27 juin, car le lendemain on nous convoqua à un discours de l'Obergruppenführer Jeckeln et mes livres affirment que ce discours eut lieu le 28. Jeckeln et Blobel s'étaient probablement dit que les hommes du Sonderkommando avaient besoin d'un peu de direction et de motivation; en fin de matinée, le Kommando entier vint se ranger dans la cour de l'école pour écouter le HSSPF. Jeckeln ne mâcha pas ses mots. Notre tâche, nous expliqua-t-il, était d'identifier et d'éliminer tout élément derrière nos lignes susceptible de menacer la sécurité de nos troupes. Tout bolchevique, tout commissaire du peuple, tout Juif et tout Tsigane pouvait à n'importe quel moment dynamiter nos quartiers, assassiner nos hommes, faire dérailler nos trains, ou transmettre à l'ennemi des renseignements vitaux. Notre devoir n'était pas d'attendre qu'il ait agi et de le punir mais de l'empêcher d'agir. Il n'était pas non plus question, vu la rapidité de notre avancée, de créer et de remplir des camps: tout suspect serait passé par les armes. Pour les juristes parmi nous, il rappelait que l'URSS avait refusé de signer les conventions de La Haye, et qu'ainsi le droit international régissant nos actions à l'Ouest ne s'appliquait pas ici. Il y aurait certainement des erreurs, certainement des victimes innocentes, mais cela, hélas, c'était la guerre; lorsqu'on bombarde une ville, des civils meurent aussi. Que cela nous serait à l'occasion pénible, que notre sensibilité et notre délicatesse d'hommes et d'Allemands en souffriraient parfois, il le savait; nous devrions triompher de nous-mêmes; et il ne pouvait que nous rapporter une parole du Führer, qu'il avait entendue de sa propre bouche: Les chefs doivent à l'Allemagne le sacrifice de leurs doutes. Merci et Heil Hitler. Cela avait au moins le mérite de la franchise. À Pretzsch, les discours de Müller ou de Streckenbach redondaient de belles phrases sur le besoin d'être impitoyable et sans merci, mais sauf pour nous confirmer qu'effectivement nous allions en Russie, ils s'en étaient tenus à des généralités. Heydrich, à Düben, lors de la parade de départ, aurait peut-être été plus explicite; mais à peine avait-il pris la parole qu'une pluie violente s'abattait: il avait annulé son discours et filé à Berlin. Notre confusion n'était donc pas surprenante, d'autant que peu d'entre nous avaient la moindre expérience opérationnelle; moi-même, depuis mon embauche au SD, je ne faisais à peu près que compiler des dossiers juridiques, et j'étais loin d'être l'exception. Kehrig s'occupait de questions constitutionnelles; même Vogt, le Leiter IV, venait du département des fichiers. Quant au Standartenführer Blobel, on l'avait tiré de la Staatspolizei de Düsseldorf, il n'avait sans doute jamais fait qu'arrêter des asociaux ou des homosexuels, avec peut-être un communiste de temps en temps. À Pretzsch, on racontait qu'il avait été architecte: il n'avait visiblement pas fait carrière. Ce n'était pas ce qu'on peut appeler un homme agréable. Il était agressif, presque brutal avec ses collègues. Son visage rond, au menton écrasé et aux oreilles décollées, semblait juché sur son col d'uniforme comme la tête nue d'un vautour, ressemblance encore accentuée par son nez en forme de bec. Chaque fois que je passais près de lui, il puait l'alcool; Hafner affirmait qu'il tentait de soigner une dysenterie. J'étais heureux de ne pas avoir affaire à lui directement, et le Dr. Kehrig, qui y était obligé, paraissait en souffrir. Lui-même semblait peu à sa place ici. Thomas, à Pretzseh, m'expliquait qu'on avait pris la plupart des officiers dans les bureaux où ils n'étaient pas indispensables; on leur avait distribué d'office des grades S S (c'est ainsi que je me suis retrouvé S S-Obersturmführer, l'équivalent d'un de vos lieutenants); Kehrig, Oberregierungsrat ou conseiller gouvernemental à peine un mois plus tôt, avait bénéficié de son rang dans le fonctionnariat pour être promu Sturmbannführer; et il avait de toute évidence du mal à s'habituer à ses nouvelles épaulettes, comme à ses nouvelles fonctions. Quant aux sous-officiers et aux hommes de troupe, ils provenaient pour la plupart de la petite classe moyenne, des boutiquiers, des comptables, des commis, le type d'homme qui s'engageait à la SA pendant la crise dans l'espoir de trouver du travail, et n'en était jamais sorti. On comptait parmi eux un certain nombre de Volksdeutschen des pays Baltes ou de la Ruthénie, des hommes mornes, ternes, peu à l'aise dans leurs uniformes, dont l'unique qualification était leur connaissance du russe; certains n'arrivaient même pas à se faire comprendre en allemand. Von Radetzky, il est vrai, tranchait sur le lot: il se vantait de connaître aussi bien l'argot des bordels de Moscou, où il était né, que celui de Berlin, et avait toujours l'air de savoir ce qu'il faisait, même quand il ne faisait rien. Il parlait aussi un peu l'ukrainien, il avait apparemment travaillé dans l'import-export; comme moi, il venait du Sicherheitsdienst, le Service de sécurité de la SS. Son affectation au secteur Sud le désespérait; il avait rêvé d'être au Centre, d'entrer en conquérant à Moscou, de fouler de ses bottes les tapis du Kremlin. Vogt le consolait en lui disant qu'on trouverait de quoi s'amuser à Kiev, mais von Radetzky faisait la moue: «C'est vrai que la lavra est magnifique. Mais à part ça, c'est un trou». Le soir du discours de Jeckeln, nous reçûmes l'ordre de réunir nos affaires et de nous préparer à marcher le lendemain: Callsen était prêt à nous recevoir.

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