Alfred de Vigny - Les consultations du docteur Noir
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– O damné commentateur! vous m'éveillez! s'écria Stello sorti des délices de son rêve poétique.
– C'était bien mon intention, dit le Docteur Noir, afin qu'il me fût permis de passer du livre à l'homme, et de quitter la nomenclature de ses ouvrages pour celle de ses événements, qui furent très peu compliqués, mais qui valent la peine que j'en achève le récit.
– Récitez donc", dit Stello avec humeur.
Et il se ferma les yeux avec les deux mains, comme ayant pris la ferme résolution de penser à autre chose, résolution qu'il ne put mettre à exécution, comme on le pourra voir si l'on se condamne à lire le chapitre suivant.
XVII. Suite de l'histoire de Kitty Bell
Un bienfaiteur
Je disais donc, reprit le plus glacé des docteurs, que Kitty m'avait regardé languissamment. Ce regard douloureux peignait si bien la situation de son âme, que je dus me contenter de sa céleste expression pour explication générale et complète de tout ce que je voulais savoir de cette situation mystérieuse que j'avais tant cherché à deviner. La démonstration en fut plus claire encore un moment après; car tandis que je travaillais les nerfs de mon visage pour leur donner, les tirant en long et en large, cet air de commisération sentimentale que chacun aime à trouver dans son semblable…
"Il se croit le semblable de la belle Kitty!» murmura Stello.
… Tandis que j'apitoyais mon visage, on entendit rouler avec fracas un carrosse lourd et doré qui s'arrêta devant la boutique toute vitrée où Kitty était éternellement renfermée, comme un fruit rare dans une serre chaude. Les laquais portaient des torches devant les chevaux et derrière la voiture; nécessaire précaution, car il était deux heures après midi à l'horloge de Saint-Paul.
"The Lord-Mayor! Lord-Mayor!» s'écria tout à coup Kitty en frappant ses mains l'une contre l'autre avec une joie qui fit devenir ses joues enflammées et ses yeux brillants de mille douces lumières; et, par un instinct maternel inexplicable, elle courut embrasser ses enfants, elle qui avait une joie d'amante! – Les femmes ont des mouvements inspirés on ne sait d'où.
C'était, en effet, le carrosse du Lord-Maire, le très honorable M. Beckford, roi de Londres, élu parmi les soixante-douze corporations des marchands et artisans de la ville, qui ont à leur tête les douze corps des orfèvres, poissonniers, tanneurs, etc., dont il est le chef suprême. Vous savez que jadis le Lord-Maire était si puissant qu'il alarmait les rois et se mettait à la tête de toutes les révolutions, comme Froissart le dit en parlant des Londriens ou vilains de Londres. M. Beckford n'était nullement révolutionnaire en 1770; il ne faisait nullement trembler le Roi; mais c'était un digne gentleman, exerçant sa juridiction avec gravité et politesse, ayant son palais et ses grands dîners, où quelquefois le Roi était invité, et où le Lord-Maire buvait prodigieusement, sans perdre un instant son admirable sang-froid. Tous les soirs, après dîner, il se levait de table le premier, vers huit heures, allait lui-même ouvrir la grande porte de la salle à manger aux femmes qu'il avait reçues, ensuite se rasseyait avec tous les hommes, et demeurait à boire jusqu'à minuit. Tous les vins du globe circulaient autour de la table et passaient de main en main, emplissant pour une seconde des verres de toutes les dimensions, que M. Beckford vidait le premier avec une égale indifférence. Il parlait des affaires publiques avec le vieux lord Chatham, le duc de Grafton, le comte de Mansfield, aussi à son aise après la trentième bouteille qu'avant la première, et son esprit, strict, droit, bref, sec et lourd ne subissait aucune altération dans la soirée. Il se défendait avec bon sens et modération des satiriques accusations de Junius, ce redoutable inconnu qui eut le courage ou la faiblesse de laisser éternellement anonyme un des livres les plus spirituels et les plus mordants de la langue anglaise, comme fut laissé le second Evangile, l'Imitation de Jésus-Christ.
Et que m'importent à moi les trois ou quatre syllabes d'un nom? soupira Stello. Le Laocoon et la Vénus de Milo sont anonymes, et leurs statuaires ont cru leurs noms immortels en cognant leurs blocs avec un petit marteau. Le nom d'Homère, ce nom de demi-dieu, vient d'être rayé du monde par un monsieur grec! Gloire, rêve d'une ombre! a dit Pindare, s'il a existé, car on n'est sûr de personne à présent.
– Je suis sûr de M. Beckford, reprit le Docteur; car j'ai vu, dis-je, sa grosse et rouge personne en ce jour-là, que je n'oublierai jamais. Le brave homme était d'une haute taille, avait le nez gros et rouge tombant sur un menton rouge et gros. Il a existé, celui-là! personne n'a existé plus fort que lui! Il avait un ventre paresseux, dédaigneux et gourmand, longuement emmailloté dans une veste de brocart d'or; des joues orgueilleuses, satisfaites, opulentes, paternelles, pendant largement sur la cravate; des jambes solides, monumentales et goutteuses, qui le portaient noblement d'un pas prudent, mais ferme et honorable, et une queue poudrée, enfermée dans une grande bourse qui couvrait ses rondes et larges épaules, dignes de porter, comme un monde, la charge de Lord-Mayor."
Tout cet homme descendit de voiture lentement et péniblement.
Tandis qu'il descendait, Kitty Bell me dit, en huit mots anglais, que M. Chatteron n'avait été si désespéré que parce que cet homme, son dernier espoir, n'était pas venu, malgré sa promesse.
Tout cela en huit mots! dit Stello; la belle langue que la langue turque!
– Elle ajouta en quatre mots (et pas, un de plus), continua le Docteur, qu'elle ne doutait pas que M. Chatterton ne revînt avec le Lord-Maire."
En effet, tandis que deux laquais tenaient de chaque côté du marchepied une grosse torche résineuse, qui ajoutait au charme du brouillard ceux d'une vapeur noire et d'une détestable odeur, et que M. Beckford faisait son entrée dans la boutique, l'ombre de tous les jours, l'ombre pâle, aux yeux bruns, se glissa le long des vitres et entra à sa suite. Je vis et contemplai avidement Chatterton.
Oui, dix-huit ans; tout au plus dix-huit! Des cheveux bruns tombant sans poudre sur les oreilles, le profil d'un jeune Lacédémonien, un front haut et large, des yeux noirs très grands, fixes, creux et perçants, un menton relevé sous des lèvres épaisses, auxquelles le sourire ne semblait pas avoir été possible. Il s'avança d'un pas régulier, le chapeau sous le bras, et attacha ses yeux de flamme sur la figure de Kitty; elle cacha sa belle tête dans ses deux mains. Le costume de Chatterton était entièrement noir de la tête aux pieds; son habit, serré et boutonné jusqu'à la cravate, lui donnait tout ensemble l'air militaire et ecclésiastique. Il me sembla parfaitement fait et d'une taille élancée. Les deux petits enfants coururent se pendre à ses mains et à ses jambes, comme accoutumés à sa bonté. Il s'avança, en jouant avec leurs cheveux, sans les regarder. Il salua gravement M. Beckford, qui lui tendit la main et la lui secoua vigoureusement, de manière à arracher le bras avec l'omoplate. Ils se toisèrent tous deux avec surprise.
Kitty Bell dit à Chatterton, du fond de son comptoir et d'une voix toute timide, qu'elle n'espérait plus le voir. Il ne répondit pas, soit qu'il n'eût pas entendu, soit qu'il ne voulût pas entendre.
Quelques personnes, femmes et hommes, étaient entrées dans la boutique, mangeaient et causaient indifféremment. Elles se rapprochèrent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la parole avec l'accent rude des gros hommes rouges et le ton fulminant d'un protecteur. Les voix se turent par degrés et, comme vous dites entre Poètes; les éléments semblèrent attentifs, et même le feu jeta partout des lueurs éclatantes qui sortaient des lampes allumées par Kitty Bell, heureuse jusqu'aux larmes de voir pour la première fois un homme puissant tendre la main à Chatterton. On n'entendait plus que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises fourrées, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons pour prendre sur le comptoir des macarons, des cracknels et des plumbuns qu'elles croquaient.
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