– Eh bien, mais, s'écria M. Costejoux en me regardant, voilà Émilien chef de famille et absolument maître de ses actions! Il peut agir en toute chose comme il lui plaira, sans craindre l'opposition ou les reproches de personne. Il ne lui reste que des parents assez éloignés, qui ne se sont jamais occupés de lui et qui n'ont pas de raison pour s'en occuper jamais.
– Il lui reste Louise, pensai-je en baissant les yeux. Peut-être, à elle seule, lui fera-t-elle plus d'opposition qu'une famille entière!
Elle arriva enfin, toute vêtue de deuil et belle comme un ange. Elle commença par tendre la main à M. Costejoux en lui disant:
– Eh bien, vous savez le nouveau malheur qui me frappe?
Il lui baisa la main en lui répondant:
– Nous tâcherons d'autant plus de vous remplacer tous ceux que vous perdez.
Elle le remercia par un sourire triste et charmant et vint à moi, gracieuse, bonne, mais non tendre et spontanée.
– Ma bonne Nanette, dit-elle en me tendant son beau front, embrasse-moi, je t'en prie. Tu me fais grand plaisir de venir me voir, j'ai tant à te remercier de tout ce que tu as fait pour mon frère! Je le sais, tu lui as sauvé la vie cent fois pour une en le cachant et en t'exposant pour lui à toute heure. Ah! nous sommes heureux, nous autres persécutés, qu'il y ait encore quelques âmes dévouées en France! Et Dumont? car Dumont a fait autant que toi, à ce qu'il paraît?
– Certainement, répondis-je; sans M. Costejoux d'abord, et sans Dumont ensuite, je n'aurais peut-être réussi à rien.
– Et comment va-t-il, ce pauvre homme? est-ce que nous ne le verrons pas?
– Si fait, répondit M. Costejoux, mais voilà le dîner servi et notre amie doit avoir faim.
Il offrit son bras à Louise, et nous passâmes dans la salle à manger qui était à l'étage au-dessous. Le service ne se faisait pas vite, bien qu'il occupât deux domestiques, mais M. Costejoux aimait à rester longtemps à table quand il était dans sa famille; c'était, disait-il, pour tout le temps qu'il mangeait seul, debout, ou en travaillant.
Le repas était servi avec une certaine élégance qui me frappa, car c'était la première fois que je mangeais à une table bourgeoise, et M. Costejoux était assez riche pour qu'il y parût, même dans cette installation improvisée. Sa mère était une savante femme de ménage qui s'occupait de tout avec vigilance et lenteur, et qui tenait avant tout à ce que son fils et sa pupille ne manquassent d'aucun bien-être et même d'aucune recherche. M. Costejoux semblait, lui, ne tenir à rien pour lui-même, mais il prenait un grand plaisir à voir Louise satisfaite de son hospitalité. Sans paraître la regarder, il ne perdait pas de vue ses mouvements et tout aussitôt il devinait ce qu'elle voulait et s'empressait pour qu'elle n'eût pas même la peine de parler. Il était auprès d'elle comme j'étais auprès d'Émilien quand j'avais le bonheur de le prévenir en le servant. Tout ce que je voyais là m'étonnait, bien que je fusse assez fine pour ne pas faire la niaise ébaubie. Mais ce qui me frappait le plus était de voir Louise si changée. J'avais quitté une enfant malingre, halée, nouée, retardée moralement par une vie de misère et de chagrin: je retrouvais une belle demoiselle qui s'était développée tout à coup dans le bien-être et la sécurité. Elle avait grandi de toute la tête. Elle était devenue longue et mince, de trapue qu'elle avait menacé d'être. Elle était encore pâle, mais si blanche et d'une peau si transparente et si fine que je croyais voir un lis. Ses mains, polies comme de l'ivoire, me paraissaient invraisemblables. On eût dit qu'elles ne pouvaient servir à rien qu'à être regardées et baisées. Je me souvenais bien de les avoir soignées de mon mieux, parce qu'elle tenait à les avoir propres et saines, mais je n'avais pas de gants à lui donner, et je n'aurais jamais imaginé qu'on pût les amener à ce point de perfection.
Elle s'aperçut de l'admiration qu'elle m'inspirait, et, se penchant vers moi, elle me passa son bras autour du col avec beaucoup de gentillesse, mettant sa joue contre la mienne, mais sans jamais y poser sa bouche, ce que je remarquais fort bien. Je me rappelai que jamais elle ne m'avait honorée d'un baiser, même dans ses meilleurs jours et ses plus fines câlineries. M. Costejoux ne remarquait pas cela. Il la trouvait charmante avec moi et me disait:
– N'est-ce pas qu'elle est changée?
– Elle est embellie, lui répondis-je.
– Eh bien, et toi? dit-elle en me regardant comme si elle ne m'eût pas encore vue: sais-tu que tu n'es pas reconnaissable, Nanon? tu es vraiment une très belle fille. La maladie t'a donné de la distinction et tes mains seraient mieux faites que les miennes si tu les soignais.
– Soigner mes mains? repris-je en riant: moi?…
Je m'arrêtai, craignant de mettre un reproche dans ma comparaison, mais elle le devina et me dit avec une grande douceur:
– Oui, toi, tu soignes tout ce qui n'est pas toi, et moi, je suis une personne gâtée par la charité des autres au point d'avoir l'air de croire que cela m'est dû; mais je suis loin d'oublier ce que je suis, va!
– Et qui donc êtes-vous? lui dit M. Costejoux avec une tendre inquiétude. Voyons, confessez-vous un peu, puisque vous voilà dans un jour de mélancolie et d'abandon. Dites du mal de vous, c'est votre procédé pour avoir nos mamours.
– Vous voulez que je me confesse? reprit-elle; je veux bien; je suis si sûre d'une maternelle absolution de ma tante (elle appelait ainsi madame Costejoux)! et, quant à vous, il n'y a pas de papa plus indulgent. Nanon est une gâteuse d'enfants, de premier ordre. J'en sais quelque chose. L'ai-je fait assez enrager avec mes colères et mes caprices! J'étais détestable, Nanon, j'étais odieuse, et toi, patiente comme un ange, tu disais: «Ce n'est pas sa faute, elle a trop souffert, cela passera!» Tu empêchais Émilien de me gronder, et tu voulais persuader à ce pauvre prieur que mes malices devaient l'amuser. Elles ne l'amusaient pas, elles le rendaient plus malade. Je rendais tout le monde malheureux, et, si mes autres souvenirs d'enfance sont des cauchemars, mes souvenirs du moutier sont tous des remords.
– Ne parlez pas comme cela, lui dis-je, vous me faites du chagrin; j'aurais voulu souffrir pour vous davantage; on ne regrette pas sa peine quand on aime.
– Je sais cela; aimer est ta religion. Pourquoi n'est-ce pas la mienne au même degré? Je serais heureuse, parce que je me sentirais acquittée envers ceux qui me comblent de bontés. Voilà ma tristesse et ma honte, vois-tu! je suis comme une plante brisée qui ne peut reprendre racine dans aucune terre, si bonne qu'elle soit. Mon esprit et mon cœur languissent. Je ne comprends rien à ma destinée. J'en suis à me demander pourquoi on a pitié de moi, pourquoi l'on essaye de me rendre à la vie, quand ma race est maudite et anéantie; pourquoi enfin, on ne m'a pas laissé m'étioler et m'éteindre comme tant d'autres victimes plus intéressantes que moi?
Pendant qu'elle disait ces choses tristes avec un sourire singulier et des yeux qui erraient comme si elle ne s'adressait à personne, M. Costejoux, à demi tourné sur sa chaise, regardait le feu qui pétillait dans la cheminée et paraissait plongé dans un problème moitié douloureux moitié agréable. Sa mère regardait Louise avec une certaine anxiété. Elle craignait évidemment de la voir déclarer à M. Costejoux qu'elle ne l'aimerait jamais.
Il ne voulait point croire à cela, lui; il prit la chose gaiement.
– Ainsi, lui dit-il, vous êtes triste parce que vous êtes aimée et que vous n'aimez pas? Voilà un grand malheur, en effet, mais difficile à comprendre, car, si vous n'aimiez pas du tout, vous n'auriez aucun regret de faire de la peine aux autres.
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