Je leur demandai s'ils avaient faim. Ils répondirent que non, qu'ils avaient beaucoup marché et ne souhaitaient qu'un coin pour dormir. Je les conduisis à l'endroit que je leur destinais et ils se jetèrent sur un tas de fougères, comme des gens harassés. J'eus à veiller à ce que nos amis du village fussent assez prudents pour s'introduire sans bruit un à un dans la chapelle. Mais j'eus beau faire et beau dire, ils ne purent se tenir d'y causer à voix basse et bientôt je vis que les deux bandits ne dormaient pas, qu'ils se méfiaient et se glissaient dans la cour pour observer. Il était déjà onze heures du soir quand tous les préparatifs de nos défenseurs furent terminés, et nous fûmes surpris d'entendre les chouettes du donjon crier plus que de coutume. Je fis grande attention, et tout à coup, je dis à nos gens:
– Ce ne sont pas de vrais cris d'oiseau. Les chouettes elles-mêmes s'en aperçoivent, elles ne disent plus rien. Ce sont nos deux bandits qui ont grimpé au faîte du grenier et qui avertissent leurs camarades de ne pas approcher, parce que le moutier est en état de défense. Je serais bien étonnée si, dans un moment, ils n'essayaient pas de sortir du moutier pour les rejoindre.
– En ce cas, me répondit-on, il faut les guetter, leur tomber dessus et les arrêter.
Ce fut fait sans grand effort, car ces gens se rendirent sans résistance, leur rôle étant de ne pas comprendre de quoi on pouvait les accuser. On les mit dans le cachot du moutier, d'où ils ne pouvaient se faire entendre, et ils n'essayèrent plus d'avertir, ce qui les eût trop compromis.
Tout cela prit environ une heure, et minuit sonnait quand chacun se retrouva à son poste. Nous ouvrîmes la porte à moitié, et, pendant dix bonnes minutes, on réussit à ne pas faire un mouvement, à ne pas échanger une parole. Je me tenais dans la tourelle de l'ancien frère portier, à même de jeter des pierres sur les assaillants, car je m'attendais à un essai de combat, et je ne voulais pas avoir exposé mes amis sans payer aussi de ma personne.
Tout à coup je sentis une odeur de brûlé, et, regardant par la meurtrière qui donnait sur la cour, je vis la fumée sortir de la grange. Les deux bandits, soit par mégarde, soit à dessein, y avaient mis le feu en sortant. Je n'eus que le temps d'avertir les hommes postés dans la chapelle. On éteignit vite ce commencement d'incendie, et ceux qui attendaient près de la fontaine se rapprochèrent afin d'entourer l'entrée du moutier, n'espérant plus s'emparer de la bande par surprise. Tout cela fut cause qu'elle ne vint pas, mais on vit approcher deux éclaireurs à cheval, et, comme on leur courait sus, ils prirent la fuite au triple galop et disparurent dans la nuit. Ils étaient bien montés, et nous ne l'étions pas du tout. Il fallut renoncer à les prendre et à les connaître. On monta la garde durant plusieurs nuits, ce qui fut inutile; ils se tinrent pour avertis et ne reparurent ni chez nous, ni aux environs. On conduisit les deux prisonniers à Chambon, où ils furent interrogés. L'un des deux nia tout et jura que, s'il avait mis le feu dans notre grange en fumant sa pipe, il n'en savait absolument rien et ne pouvait ni s'en justifier ni s'en accuser. L'autre fit le rôle d'imbécile et ne répondit à aucune question. On avait trouvé sur eux des couteaux qui ressemblaient à de grands poignards. Il n'y eut pas d'autre révélation de leurs mauvais desseins. On les garda assez longtemps en prison, afin de s'enquérir de ce qu'ils étaient. On ne put le découvrir et on les condamna comme vagabonds à faire plusieurs mois de détention à Limoges.
Je ne sus ces choses que beaucoup plus tard, car cette alerte si heureusement déjouée amena de graves résultats d'un autre genre.
Malgré tout ce que nous avions fait pour rassurer le prieur, il avait eu une peur affreuse, et, le lendemain, il fut pris d'une grosse fièvre avec le délire. Je dus le garder durant trois nuits, bien que je me sentisse très malade moi-même sans savoir de quoi et pourquoi, car je n'avais pas eu d'autre peur que celle d'être surprise aux écoutes dans le bois et celle de ne pas arriver chez nous à temps pour déjouer les projets des brigands. J'avais eu à songer à tant de choses ensuite, que je me souvenais à peine d'avoir été effrayée et surmenée de fatigue. Je m'étais mise en quatre et en dix, après la fuite des bandits, pour donner à boire et à manger à ceux qui nous avaient porté secours de si bon cœur. On s'était régalé de tous mes fromages, on avait bu force piquette et chanté jusqu'au jour dans le grand réfectoire du couvent, de sorte que les préparatifs et l'attente de la bataille s'étaient terminés, comme il arrive toujours entre paysans, par une fête. J'espérais que ces chants du pays, si doux et si naïfs, réjouiraient l'oreille du prieur et lui ôteraient toute inquiétude. Il n'en fut rien; il s'obstina à croire que les brigands festoyaient chez nous et qu'ils allaient venir le torturer pour avoir son argent.
– Eh mon Dieu, lui dis-je, ne sachant plus quelles raisons lui faire entendre, quand même ils seraient chez nous et voudraient nous dépouiller, nous ne serions pas torturés pour cela. Il serait bien facile de leur abandonner, sans nous faire prier, le peu que nous avons à la maison, et je ne comprends pas que vous vous tourmentiez si fort pour une pauvre petite bourse qui ne mérite certainement pas le martyre dont on vous menacerait.
– Ma bourse! s'écria-t-il en s'agitant sur son lit, jamais! jamais! Mon avoir, mon bien! J'y tiens plus qu'à ma vie. Non! Jamais! Je mourrai dans les supplices plutôt que de rien révéler. Qu'on apprête le bûcher, me voilà! brûlez-moi, coupez-moi par morceaux, faites, misérables, je suis prêt, je ne dirai rien!
Il ne se calma que dans la matinée, et, le soir, il recommença son rêve, ses cris, ses terreurs, ses protestations. Le médecin le trouva bien mal, et, la nuit suivante, ce fut encore pire. Je m'épuisais à le tranquilliser, il ne m'écoutait pas et ne me connaissait plus. Le médecin m'engagea à prendre du repos, il me dit que j'avais la figure très altérée et qu'il me croyait très malade aussi.
– Je ne suis pas du tout malade, lui répondis-je; ne vous occupez que de ce pauvre homme qui souffre tant!
Et, comme je disais cela, il paraît que je tombai tout à coup comme morte et qu'on m'emporta dans ma chambre. Je ne m'aperçus de rien, j'étais tout à fait sans force, sans connaissance et sans souvenir ni souci d'aucune chose. Je n'éprouvais qu'un besoin, dormir, dormir encore, dormir toujours. Ma seule souffrance, c'était quand on m'examinait et quand on m'interrogeait. C'était pour moi un dérangement cruel, un effort impossible à faire. Je restai ainsi sept jours entiers. J'avais pris une fluxion de poitrine. Ce fut ma seule maladie, mais elle fut très grave et on espérait peu de moi quand je repris ma connaissance tout d'un coup, comme je l'avais perdue, sans avoir conscience de rien.
J'eus de la peine à rassembler mes souvenirs. J'avais rêvé dans la fièvre que le prieur était mort. Je l'avais vu enterrer; – et puis c'était Émilien, et puis moi-même. Enfin je réussis à questionner Dumont que je reconnus auprès de mon lit:
– Vous êtes sauvée, me dit-il.
– Et les autres?
– Tous les autres vont bien.
– Émilien?
– Bonnes nouvelles. La paix est faite là-bas.
– Le prieur?
– Mieux, mieux! beaucoup mieux!
– Mariotte?
– Elle est là.
– Ah oui! mais qui donc soigne…?
– Le prieur? Il est bien . J'y retourne. Dormez, ne vous inquiétez de rien.
Je me rendormis et j'entrai tout de suite en convalescence. La maladie n'avait pas duré assez longtemps pour m'affaiblir beaucoup. Je fus bientôt en état de me tenir sur un fauteuil et j'aurais voulu aller voir le prieur, mais on m'en empêcha.
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