Elle le regarda attentivement, et pourtant, comme si elle ne l'eût pas entendu, elle se retourna vers moi.
– Tu es aimante à l'excès, toi, me dit-elle. Tu as le malheur contraire au mien. Certainement mon frère doit être reconnaissant, amoureux peut-être, mais quel sera ton avenir?
M. Costejoux était impétueux, il ne put supporter cette sortie, qui me rendit pâle et confuse; il oublia la promesse qu'il m'avait faite et répondit vivement à ma place:
– Son avenir sera d'être adorée de son mari: tout le monde n'est pas privé de cœur ni de raison.
Louise devint rouge de dépit.
– Il est possible, dit-elle, que mon frère ait conçu le généreux dessein d'épouser celle qui lui a sauvé la vie: mais le voilà marquis, monsieur Costejoux, il devient l'aîné de la famille…
– Par conséquent, le maître de disposer de son avenir, mademoiselle de Franqueville! et, s'il n'épousait pas sa meilleure amie, il serait le plus lâche des gentilshommes.
M. Costejoux était en colère, Louise n'osa répliquer. Madame Costejoux s'efforça de renouer la conversation, mais tout le monde était blessé, elle échoua.
Le dîner était fini, elle me prit le bras et m'emmena dans sa chambre qui était disposée pour servir de salon. Elle me montra avec une certaine complaisance comme tout était bien arrangé, la chambre de Louise à côté de la sienne, avec un luxe de miroirs, de toilettes, de petits meubles à chiffons; on eût dit d'une boutique.
– Nous sommes à l'étroit, me dit-elle, mais ne craignez rien, nous vous logerons pour le mieux. On mettra un lit dans ma chambre et vous dormirez près de moi. J'ai le sommeil tranquille; mais, si vous voulez causer, nous causerons; je m'arrange de tout. Rien ne me gêne ni ne me contrarie pourvu que mon cher fils soit content. Je l'ai laissé exprès un peu seul avec Louise. Quand ils sont ensemble, il plaide mieux et elle se laisse charmer, il parle si bien!
– Je le sais, répondis-je. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense est beau et bien! Mais croyez-vous vraiment travailler à son bonheur?…
– Ah! je sais bien! je sais bien! reprit-elle avec plus de vivacité que ne le lui permettait d'habitude son parler lent et mesuré. Elle a bien des préjugés, de gros préjugés, et avec cela certains petits défauts. Mais on change tant quand on aime! N'est-ce pas votre avis?
– Moi, je ne sais pas, répondis-je; je n'ai pas eu à changer d'idée.
– Mon fils me l'a dit. Vous avez toujours aimé le jeune Franqueville. Il n'est pas comme sa sœur, lui! Il n'a pas d'orgueil. Peut-être l'engagera-t-il à épouser mon fils; qu'en pensez-vous?
– Je le pense.
– A-t-il beaucoup d'autorité sur elle?
– Aucune.
– Et vous?
– Encore moins.
– Tant pis, tant pis! dit-elle d'un ton mélancolique en prenant son tricot.
Et elle ajouta en passant ses aiguilles dans ses cheveux gris bouclés sous un grand bonnet de dentelles, qui ressemblait pour la forme à ma cornette de basin plissé:
– Vous avez peut-être des préventions contre elle. Elle vous a fâchée tout à l'heure?
– Non, madame. Je m'attendais à ce qu'elle a dit. Je ne lui en veux pas, c'est son idée. D'ailleurs, vous la connaissez mieux que moi à présent: vous avez dû changer son caractère, vous qui êtes si bonne.
– Je suis patiente, voilà tout. Je sais que vous l'êtes aussi, mon fils m'a tant parlé de vous! Savez-vous… oui, il vous l'a dit, et il me raconte tout. Si vous n'eussiez pas été engagée de cœur, il vous eût aimée. Il aurait oublié cette charmante Louise, il eût été plus heureux, et moi plus heureuse par conséquent. Elle nous causera des peines, je m'y attends bien. Enfin, la volonté de Dieu se fasse! Pourvu qu'elle ne me renvoie pas d'avec mon fils! Ce serait ma mort. Que voulez-vous! c'est le seul qui me reste de sept enfants que j'ai eus. Tous beaux et bons comme lui. Ils ont tous péri de maladie violente ou par accident. Quand le malheur est dans une famille! on a raison de dire: Dieu est grand, et nous ne le comprenons pas.
Elle comptait les points de son tricot, tout en parlant d'une voix basse et monotone, et des larmes coulaient sous ses lunettes d'écaille, le long de ses joues grasses et pâles. On voyait qu'elle avait été belle et soigneuse de sa personne, mais sans l'ombre de coquetterie: on sentait une personne qui n'avait vécu que pour ceux qu'elle aimait et qui n'était point lasse d'aimer malgré tout ce qu'elle avait souffert.
Je baisai doucement ses mains et elle m'embrassa maternellement. Je cherchai à lui donner de l'espérance, mais je vis bien qu'au fond elle pensait comme moi; elle ne faisait pas de l'espérance personnelle la condition de son dévouement.
Louise rentra avec M. Costejoux. Ils riaient tous deux. Le front de la vieille dame s'éclaircit.
– Chère tante, lui dit Louise, nous venons de nous disputer très fort, à propos de noblesse, comme toujours! Comme toujours, monsieur votre fils a eu plus d'esprit et d'éloquence que moi; mais, comme toujours, j'ai eu plus de raison que lui. Je suis positive, il est romanesque. Il croit que nous entrons dans un monde nouveau! C'est son thème habituel. Il croit que la Révolution a changé tant de choses, que beaucoup ne pourront être rétablies. Moi, je crois que tout redeviendra, avec le temps, comme par le passé, que la noblesse est une chose aussi indestructible que la religion, et que mon frère est toujours aussi marquis qu'il l'eût été au décès de son père et de son frère aîné dans des circonstances ordinaires. Là-dessus, le grand avocat plaide le sentiment, le devoir, tout ce que vous voudrez. Il m'apprend que Nanon est un riche parti pour Émilien dans l'état des choses. Moi, je ne m'occupe pas de cela. Je n'ai qu'une ressemblance avec Émilien, je ne fais aucun cas de l'argent. Vous allez me dire que j'ai un impérieux besoin de tout ce que l'argent procure. C'est possible; en cela je ne suis pas logique: mais Émilien est très logique, lui. Il n'a jamais souci ni envie de rien. Il est devenu paysan, il sera très heureux avec Nanon. Oh! j'en suis certaine, Nanon est un ange de bonté et de droiture. Ne dis rien, Nanette, je sais que tu te fais scrupule de l'épouser, bien que tu sois folle de lui. Je sais que, s'il se rappelle qu'il est marquis et qu'il hésite un tant soit peu, tu te résigneras. C'est donc ce qu'il faut voir, ce sera à lui de décider, et, s'il se décide en ta faveur, j'en prendrai mon parti; je t'accepterai pour ma belle-sœur et je ne t'humilierai jamais. Je sais vivre, à présent, je ne te dédaigne pas; je t'estime, j'ai même de l'amitié pour toi et je n'oublie pas tes soins; mais tout cela ne fera pas que j'aie tort de dire ce que je dis.
– Que dites-vous donc? répondis-je, car il faut conclure. Votre frère s'abaissera en oubliant qu'il est marquis?
– Je ne dis pas qu'il s'abaissera, je dis qu'il descendra volontairement de son rang et que le monde ne lui en saura point de gré.
– Le monde des sots, s'écria M. Costejoux.
– C'est le monde dont je suis, reprit-elle.
– Et dont il ne faut plus être!
Là-dessus, il lui parla encore très sévèrement, comme un père qui gronde son enfant, mais qui l'adore, et je vis qu'il ne se trompait pas en supposant qu'elle voulait être adorée ainsi, car elle se laissait dire des choses dures, à condition qu'elle y sentirait percer la passion. Leur querelle se termina encore par un raccommodement piqué de quelques épingles, mais où elle semblait se rendre.
Quand il se fut retiré, elle me prit à partie, mais sans aigreur, et finit par m'embrasser elle-même, en me disant:
– Allons, aime-moi toujours, car tu seras ma Nanon qui m'a gâtée et pour qui je ne veux pas être ingrate. Si tu épouses mon frère, je vous blâmerai tous deux, mais je ne vous en aimerai pas moins, voilà qui est dit une fois pour toutes.
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