Il n’en était pas moins content de sa personne, et pour se mettre en verve, il commença par embrasser la servante de l’auberge; puis, il battit son cheval à l’écurie, jura à casser toutes les vitres du village, et avala plusieurs bouteilles de bière entrecoupées de verres de rhum, tout en débitant ses gasconnades accoutumées aux oisifs de l’endroit qui l’écoutaient, les uns avec admiration, les autres avec mépris.
Enfin, vers le coucher du soleil, on entendit claquer les fouets des postillons sur la hauteur; M. Lerebours courut à l’écurie faire harnacher les chevaux qui devaient au plus vite conduire avant la nuit l’illustre famille à son gîte seigneurial. Lui-même fit brider son bidet, afin d’être prêt à escorter ses maîtres; et le front tout en sueur, le cœur palpitant d’émotion, il se trouva sur le seuil de l’hôtellerie au moment où la berline s’arrêta.
– Allons vite, les chevaux! cria d’une voix encore ferme le vieux comte en s’avançant à la portière. – Ah! vous voilà, monsieur Lerebours? J’ai bien l’honneur de vous saluer. Vous me faites honneur; pas trop bien, et vous-même? Voilà ma fille! Charmé de vous revoir! Ayez la bonté de nous faire vite amener les chevaux.
Tel fut l’accueil bref et poliment ennuyé du comte, où les réponses attendaient à peine les demandes. Les chevaux attelés, on allait repartir sans faire la moindre attention à M. Isidore, qui se tenait debout auprès de son père, lançant des regards effrontés dans la voiture, si le postillon ne se fût fait attendre, suivant l’usage; alors une petite tête brune et pâle, d’une expression assez fine, sortit à demi de la voiture, et reçut d’un air froidement étonné le salut familier de l’employé aux ponts-et-chaussées.
– Qu’est-ce que ce garçon-là? dit le comte en toisant Isidore.
– C’est mon fils, répondit l’intendant d’un air humble et triomphant en dessous.
– Ah! ah! c’est Isidore! Je ne te reconnaissais pas, mon garçon. Tu as bien grandi, bien grossi! Je ne t’en fais pas mon compliment. À ton âge il faut être plus élancé que cela. As-tu fini par apprendre à lire?
– Oh oui! monsieur le comte, répondit Isidore, attribuant l’appréciation rapide que le comte faisait de son physique et de son moral à la bienveillance railleuse qu’il lui connaissait: je suis employé , j’ai fini mes études depuis longtemps.
– En ce cas, dit le comte, tu es plus avancé que Raoul qui n’a pas terminé les siennes.
En parlant ainsi, le vieux comte désignait son petit-fils, jeune homme d’une vingtaine d’années, assez étiolé et d’une physionomie insignifiante, qui, pour mieux voir le pays, était grimpé sur le siège à côté du valet de chambre. Isidore jeta un regard vers son ancien compagnon d’enfance, et ils échangèrent un salut en soulevant leurs casquettes respectives. Isidore fut mortifié de voir que la sienne était de coutil, tandis que celle du jeune vicomte était de velours, et il se promit d’en faire faire une semblable dès le lendemain, se réservant d’y ajouter un gland d’or.
– Eh bien! où est donc le postillon? demanda le comte avec impatience.
– Appelez donc le postillon, cria le valet de chambre.
– Il est incroyable que le postillon se fasse attendre! vociféra M. Lerebours en se démenant à froid pour faire preuve de zèle.
Pendant ce temps, Isidore passait à l’autre portière afin de regarder la jolie marquise Joséphine des Frenays, nièce du comte de Villepreux. Elle seule fut affable pour lui, et cet accueil lui donna plus de hardiesse encore.
– Mademoiselle Yseult ne se souvient pas de moi? dit-il en s’adressant à mademoiselle de Villepreux, après avoir échangé quelques mots avec Joséphine.
La pâle Yseult le regarda fixement d’un air indéfinissable, lui fit une légère inclination de tête, et reporta les yeux sur le livre de poste qu’elle consultait.
– Nous avons fait autrefois de belles parties de barres dans le jardin, reprit Isidore avec la confiance de la sottise.
– Et vous n’en ferez plus, répondit le vieux comte d’un ton glacial, ma petite-fille ne joue plus aux barres. – Allons! postillon, cent sous de guides, ventre à terre!
– Pour un homme qui a tant d’esprit, se dit Isidore stupéfait en regardant courir la berline, voilà une parole bien oiseuse. Je sais bien que sa petite-fille ne doit plus jouer aux barres. Est-ce qu’il croit que j’y joue encore, moi?
Remonter sur son bidet et suivre la voiture, fut pour Lerebours père l’affaire d’un instant. S’il était parfois troublé, irrésolu à la veille de l’événement, on le retrouvait toujours à la hauteur de sa position dans les grandes choses. Il prit donc résolument le galop, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, non plus qu’à son bidet.
– Le Solognot de votre papa court bien! dit le garçon d’écurie en amenant à Isidore, d’un air demi-niais, demi-narquois, son bidet noir.
– Mon Beauceron court mieux, répondit Isidore en lui jetant une pièce de monnaie d’une manière méprisable qu’il croyait méprisante, et il fit mine d’enfourcher le bidet; mais le Beauceron, qui avait ses raisons pour n’être pas de bonne humeur, commença à reculer et à détacher des ruades de mauvais augure. Isidore l’ayant brutalisé sur nouveaux frais, il fallut bien se soumettre; mais Beauceron, en sentant l’éperon lui déchirer le flanc, partit comme un trait, l’oreille couchée en arrière et le cœur plein de vengeance.
– Prenez garde de tomber, pas moins! cria le garçon d’écurie, en faisant sauter dans le creux de sa main la mince monnaie qu’il venait de recevoir.
Isidore, emporté par Beauceron, passa auprès de la berline avec le fracas de la foudre. Les chevaux de poste en furent effrayés et se jetèrent un peu de côté, ce qui tira le vieux comte de sa rêverie et mademoiselle Yseult de sa lecture.
– Ce butor va se casser la mâchoire, dit M. de Villepreux avec indifférence.
– Il nous fera verser, répondit Yseult avec le même sang-froid.
– Il n’a pas changé à son avantage, ce jeune homme, dit la marquise avec un ton de bonté compatissante qui fit sourire sa compagne.
Isidore, arrivé à une côte assez rude, ralentit son cheval afin d’attendre la voiture. Il n’était pas fâché de se montrer aux dames sur cette vigoureuse bête qui le secouait impétueusement et qu’il se flattait de faire caracoler à la portière du côté d’Yseult.
– Cette petite pimbêche a été fort sotte avec moi tout à l’heure, se disait-il; elle croit pouvoir me traiter comme un enfant; il est bon de lui montrer que je suis un homme, et tout à l’heure, en me voyant passer bride abattue, elle a dû faire quelques réflexions sur ma bonne mine.
La voiture gagnait aussi la côte, et montait au pas. Le comte, penché à la portière, adressait quelques questions à son intendant: c’était le moment pour Isidore de briller du côté des demoiselles, qui précisément le regardaient. Beauceron, toujours fort contrarié, secondait, sans le vouloir, les intentions de son maître en roulant de gros yeux et s’encapuchonnant d’un air terrible. Mais un incident inattendu changea bien fatalement l’orgueil du cavalier en colère et en confusion. Le Beauceron, battu par lui dans l’écurie et ne sachant à qui s’en prendre, avait mordu la Grise, une pauvre vieille jument fort paisible qui se trouvait maintenant attelée en troisième à la berline. La Grise ne sentit pas plutôt le Beauceron passer et repasser auprès d’elle, que son ressentiment s’éveilla. Elle lui lança un coup de pied auquel le bidet voulut riposter; Isidore trancha le différend en appliquant à sa monture de vigoureux coups de cravache à tort et à travers; le Beauceron hors de lui se cabra si furieusement que force fut au cavalier de se prendre aux crins; le postillon, impatienté des distractions de la Grise, allongea un coup de fouet qui atteignit le Beauceron; celui-ci perdit patience: et de sauts en écarts, de soubresauts en ruades réitérées, le vaillant Isidore fut désarçonné et disparut dans la poussière.
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