– Eh bien, oui! s’écria le chevalier en devenant pourpre. Je vous attendais! Est-ce que je ne vous attends pas toujours?
Il se détestait de mentir ainsi…
Mais il avait si bien compris la question qui allait surgir sur les lèvres de Jeanne s’il ne répondait pas ainsi:
– Alors, vous attendiez une femme?
– Je vous en supplie, continua-t-il d’une voix ardente et à la fois tremblante, ne m’interrogez pas, ne me demandez rien… Supposez… tenez… supposez que vous êtes transportée dans une maison enchantée… que tout ce qui nous entoure n’est que pure magie et fantasmagorie…
– Oh! mais vous allez m’effrayer! s’écria-t-elle gaiement, ou du moins en s’efforçant de paraître gaie pour récompenser un peu le pauvre chevalier.
– Ne craignez rien, dit-il tout heureux en effet de cette gaieté; je suis capable de m’écrier comme dans le Cid: Paraissez, Maures et Castillans, c’est-à-dire fantômes ou enchanteurs!… Nul de vous ne m’enlèverait en ce moment le cher trésor que j’ai l’insigne bonheur de posséder pour quelques instants…
– Pauvre garçon! répéta Jeanne en elle-même, tout attendrie. Le chevalier avait prononcé ces paroles avec une véritable exaltation. Dans son esprit, il s’adressait à ses ennemis supposés qui pouvaient être cachés dans la maison…
Et il jetait autour de lui un flamboyant regard…
Mais ce regard étant revenu à Jeanne, si belle, si resplendissante de son exquise jeunesse, et la voyant si paisible, et si calme, si loin d’elle… oh! si loin… des larmes emplirent tout à coup ses yeux…
Le comte du Barry, comme on l’avait vu, avait accompagné M. Jacques et Juliette jusqu’à la petite maison des quinconces.
Là, M. Jacques lui avait remis un billet, et le comte s’était élancé, tandis que Bernis faisait le signal convenu à Suzon qui devait ouvrir la porte du petit jardin.
Pendant que se passait entre Juliette, entrée dans la maison, et Jeanne la scène que nous avons racontée, et à la suite de laquelle Jeanne devait fuir la maison, le comte du Barry courait vers le château de Versailles.
Il était à ce moment environ sept heures.
Le château était en pleine animation. C’était l’heure du dîner du roi.
Du Barry pénétra dans les vastes et somptueux appartements qui constituaient, vers l’aile droite, le logis privé de Louis XV. Il rencontra en chemin une procession de marmitons qu’escortaient des Suisses en grande tenue de parade commandés par un officier.
L’officier venait en tête, l’épée à la main.
Derrière lui marchait un grave personnage qui était l’officier de la bouche du roi.
Puis venaient les marmitons, portant deux à deux des paniers où étaient symétriquement rangés des plats couverts de leurs cloches d’argent.
C’était la viande du roi qui passait!…
C’est à dire son dîner.
Du Barry, de même que tous les gentilshommes qui se heurtaient à ce singulier cortège, se découvrit et suivit.
Par une porte largement ouverte il vit la salle à manger.
Louis XV y entrait à ce moment, d’un air indolent, se mettait à table et commençait à manger, choisissant soigneusement les plats, se plaignant que l’art de la cuisine tombât en décadence, et n’en perdant pas pour cela une bouchée. Bien que ce ne fût pas un royal mangeur comme Louis XIV, qui étonnait ses invités par sa prodigieuse voracité, Louis XV était encore une très bonne fourchette.
Les courtisans admis à l’honneur de le voir manger s’étaient massés dans un coin de la salle, silencieux attentifs au moindre geste du maître…
Louis XV ayant laissé tomber sa serviette, il y eut une ruée de tous ces ducs, comtes et marquis… ce fut du Barry qui arriva premier et eut l’honneur de la ramasser.
Le roi sourit, et du Barry, qui depuis quelque temps se trouvait assez mal en cour, se trouva amplement récompensé. Mais une joie d’un tout autre ordre lui était réservée.
– Comment va la comtesse? lui demanda tout à coup Louis XV avec cette familiarité de bon bourgeois qui faisait le vrai fond de son caractère… Comment ne la voit-on jamais à Versailles?…
– Sire, dit du Barry qui tressaillit profondément, M mela comtesse du Barry sera trop heureuse et trop flattée que Votre Majesté ait pris souci d’elle… Quant à venir à Versailles, la comtesse y doit être arrivée à cette heure et, puisque le roi l’ordonne, elle viendra lui faire sa révérence.
Le roi approuva d’un signe de tête.
Et le bruit de ces paroles se répandit aussitôt parmi les courtisans qui jetèrent des regards d’envie à du Barry.
Cependant celui-ci s’était reculé, et bientôt il ne tarda pas à se confondre avec la foule.
Il regardait autour de lui, et semblait chercher quelqu’un…
Son dîner fini, le roi passa dans la grande salle où il se mit à jouer et se montra fort gai.
Du Barry s’était éclipsé.
Il monta deux étages, passa rapidement devant la chambre où Bernis avait eu avec M. Jacques cette conférence dont nous avons parlé, et parvint enfin à une porte. Un laquais ouvrit au coup qu’il frappa.
– Est-ce que M. Lebel est visible? demanda le comte.
– Je puis le lui demander, fit le laquais.
Lebel était le valet de chambre du roi; et ce laquais, c’était son valet de chambre, à lui!
L’appartement, composé de cinq pièces bien meublées, eût fait envie à plus d’un riche bourgeois.
– M. Lebel est visible, fit le laquais en revenant. Si monsieur le comte veut me suivre…
Quelques instants plus tard, le comte entrait dans le salon de Lebel, dont le service ne commençait que vers neuf heures du soir pour se terminer après le grand lever.
– Sommes-nous seuls? fit du Barry à voix basse.
– Vous pouvez parler, répondit Lebel. Dans tout le château, les murs ont des oreilles. Mais ici je me suis arrangé pour que ces oreilles demeurent bouchées… Ainsi, ne craignez rien.
Du Barry tira d’une poche de sa poitrine le billet que lui avait remis M. Jacques.
C’était, comme on l’avait vu, un papier simplement plié en quatre.
– Pour le roi! dit le comte.
Lebel prit le papier, le lut, hocha la tête, et dit simplement:
– Enfin!…
– Lebel, reprit le comte, il faut faire en sorte que le roi ne lise pas ce billet avant minuit.
– C’est-à-dire qu’on l’attend un peu après minuit. Soyez tranquille. Et dites à celui qui vous envoie que ses ordres seront exécutés à la lettre…
Lebel, alors, reconduisit lui-même du Barry jusqu’à sa porte, honneur qu’il n’accordait pas à tout le monde.
Du Barry descendit, se montra ostensiblement parmi les courtisans, trouva moyen d’être encore aperçu du roi, puis, par une manœuvre lente et savante, il sortit sans que personne l’eût remarqué.
Il était alors neuf heures.
Il courut à la ruelle des Réservoirs…
– Le chevalier d’Assas? demanda-t-il.
– Parti depuis une heure.
– On t’avait recommandé de le garder jusqu’à neuf heures et demie.
– Le diable ne l’eût pas retenu, monsieur le comte!
Au surplus, que le chevalier d’Assas fût déjà à son poste, cela n’en valait que mieux, en cas d’imprévu.
Du Barry se dirigea donc alors vers la petite maison des quinconces.
À vingt pas devant la porte d’entrée, dans l’ombre épaisse des arbres serrés, il trouva Bernis qui attendait immobile, les yeux fixés sur la porte, sa montre à la main.
– Où est le chevalier? demanda le comte à voix basse.
– Devant la porte bâtarde du jardin: je viens de m’en assurer.
– Bon. L’heure approche…
– Dans un quart d’heure.
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