Il venait donc de s’installer de son mieux dans le fauteuil susdit et déjà il fermait les yeux, lorsqu’on frappa légèrement à la porte.
– Entrez, dit le chevalier qui, soit insouciance ou habitude, ne s’enfermait jamais à clef…
L’hôtesse, la belle Claudine, parut aussitôt, tenant une lettre à la main. Mais cette lettre n’était au fond qu’un prétexte pour elle; ce qu’elle voulait, surtout, c’était revoir le joli chevalier, s’assurer qu’il ne manquait de rien, soupirer, le regarder de ses yeux langoureux, enfin se livrer à tout ce manège à demi amoureux qui donnait satisfaction à son âme sentimentale et très bourgeoise.
– Voici une lettre pour vous, monsieur le chevalier, dit-elle.
– Pour moi! s’écria d’Assas très étonné; car, à part du Barry et d’Étioles, il ne connaissait personne à Paris qui sût déjà son adresse.
– Oui, reprit Claudine, elle vous a été apportée le jour même de votre départ, juste au moment où vous sortiez, pour ne plus revenir qu’aujourd’hui… J’ai même couru après vous dans la rue… mais vous étiez loin déjà… vous couriez si vite… à quelque rendez-vous… d’amour, sans doute…
En même temps, elle tendait la lettre au chevalier qui l’ouvrit machinalement.
Mais à peine y eut-il jeté un coup d’œil qu’il se dressa tout debout, devint très pâle et courut à la fenêtre pour la relire avec plus d’attention.
– Et vous dites que ce billet m’est parvenu au moment même où je sortais?
– Oui, monsieur! Ah! mon Dieu! serait-ce quelque malheur!…
– Et vous dites que vous avez couru après moi?…
– En vous appelant! Mais vous ne m’entendiez pas sans doute!…
– Fatalité! murmura le chevalier.
Il demeura un moment accablé. Cette lettre, c’était celle que Jeanne avait fait porter par Noé Poisson, et où elle appelait le chevalier à son secours!…
Dix jours s’étaient écoulés depuis!…
Le chevalier chancelant alla retomber dans son fauteuil. La belle Claudine l’examinait avec un intérêt facile à comprendre et, oubliant ce commencement d’amour qui germait dans son cœur, cherchait, dans un sentiment presque maternel, comment elle pourrait se rendre utile.
– Chère madame Claude, fit tout à coup le chevalier, qui a apporté cette lettre?
– Ma foi, monsieur, répondit Claudine, en ceci du moins, vous jouez de bonheur. L’homme qui vous apportait ce billet, et que vous avez du reste heurté en sortant, a voulu goûter à notre vin et le trouva fort bon, en sorte que, depuis, il revient tous les jours avec un de ses amis, et qu’ils vident à eux deux force flacons, en sorte que, enfin, cet homme est en ce moment en bas, en train de boire…
– J’y cours, dit le chevalier. Ou plutôt non… priez-le de monter… et puis, chère madame Claude, je compterai sur vous pour ne pas être dérangé dans l’entretien que je veux avoir avec cet homme… vous êtes si aimable et si intelligente que je ne doute pas…
Claudine, charmée, s’élança sans attendre la fin de la phrase et, quelques minutes plus tard, elle introduisait non pas un homme, mais deux…
C’était Noé Poisson et son inséparable ami le poète Crébillon.
Le chevalier fit un signe que comprit l’hôtesse, car elle se pencha sur la rampe et cria:
– Deux flacons d’anjou et deux bouteilles de champagne pour le n° 14.
– Oh! oh! fit Noé Poisson en faisant claquer sa langue et en arrondissant les yeux.
– Quatre flacons de champagne eussent mieux valu, murmura Crébillon.
À cet instant, une servante déposait sur la table les bouteilles et les verres. Puis le chevalier, Noé Poisson et Crébillon se trouvèrent seuls.
– Messieurs, dit d’Assas d’une voix altérée, lequel de vous deux m’a apporté une lettre, il y a une dizaine de jours?…
– C’est moi! fit Noé. Je vous remets à présent. C’est vous qui m’avez fait asseoir sur le derrière en passant.
– Je vous prie de m’en excuser, monsieur, j’étais fort pressé; en mémoire de cet événement, je suppose que vous voudrez bien boire avec moi à la santé du roi?… ainsi que monsieur votre ami?…
– De grand cœur! firent les deux ivrognes qui s’assirent sans façon.
– Seulement, continua le chevalier, quand nous aurons trinqué, je prierai monsieur votre ami de nous laisser seuls… car je voudrais vous entretenir particulièrement…
– Impossible, monsieur! dit Noé d’un air majestueux.
– Tout à fait impossible! ajouta Crébillon en avalant un verre de vin.
– Oreste et Pylade, Castor et Pollux, deux doigts de la même main, deux cœurs qui battent à l’unisson, mêmes pensées, mêmes goûts…
– Soit donc! fit d’Assas avec une certaine inquiétude. Et en lui-même il ajouta:
– Que pourrai-je tirer de ces fieffés suppôts de Bacchus? Rien ou pas grand chose…
– Ah ça! mais, s’écria tout à coup Crébillon, c’est bien vous, mon beau jeune homme, que nous avons trouvé évanoui et fort mal en point, dans la rue des Bons-Enfants, en face de l’hôtel où nous vous transportâmes…
– Ah ah! c’est donc vous qui m’avez ramassé et porté? Touchez là! Vous êtes tous deux des amis du chevalier d’Assas!
Les deux inséparables s’inclinèrent non sans quelque dignité.
– Mais, dites-moi, reprit vivement le chevalier, avez-vous pu voir celui qui, lâchement et par derrière, m’avait porté ce terrible coup?
– Nous n’avons rien vu… que vous, très pâle, comme je vous disais… la rue était déserte.
– Quoi qu’il en soit, merci de tout mon cœur. Vous m’avez rendu là un service que je n’oublierai pas. Comptez sur ma gratitude.
– Il est tout plein gentil! murmura Crébillon à l’oreille de Poisson.
– Et il nous fait boire du fameux! ajouta Noé sur le même ton.
D’Assas garda une minute le silence, puis, d’une voix qui tremblait légèrement, il dit:
– Messieurs, le service que vous m’avez rendu tous les deux fait que je parlerai à cœur ouvert, comme à des amis… Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant spécialement à Noé, à votre air, à votre costume, je vois bien que vous ne pouvez être un simple serviteur de la personne qui a écrit la lettre… qui vous a envoyé… Cette personne, monsieur, la connaissez-vous?… entendons-nous, la connaissez-vous assez pour…
– Je crois bien! interrompit Noé avec un rire épais. C’est ma fille!
– Votre fille! s’écria le chevalier stupéfait, abasourdi.
– Oui, monsieur, dit majestueusement l’ivrogne; c’est moi, Noé Poisson, le mari d’Héloïse Poisson, père de Jeanne-Antoinette Poisson, aujourd’hui madame Le Normant d’Étioles…
– Votre fille! balbutia d’Assas.
– Je vois ce qui vous étonne. Vous vous demandez comment il se fait qu’un homme aussi fort, aussi solide, aussi puissant que moi peut être le père d’une pareille mauviette? Car ma fille est une faiblarde, monsieur! Pas pour deux liards de muscles! Incapable de vider seulement la moitié d’un verre dans tout un repas! Des vapeurs avec cela! Des larmes, des vertiges, des évanouissements pour un rien!…
D’Assas considérait Poisson avec une stupeur voisine de l’effroi.
… Cet homme! le père de Jeanne!… Ce n’était pas possible! Comment cet ivrogne se trouvait-il assez riche pour posséder un hôtel magnifique, plein de bibelots coûteux? Comment cet être dégradé avait-il pu songer à donner à Jeanne l’éducation de princesse qu’elle avait reçue?
Il y avait là un mystère. Mais il comprit que ce n’était pas Noé Poisson ni Crébillon qui l’aideraient à l’approfondir.
– Permettez-moi de vous féliciter, dit-il; mademoiselle Jeanne…
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