Quand le silence se fut complètement rétabli, il reprit:
– Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longs mois, le fils de don Carlos, la princesse le connaît… elle se fait forte de nous l’amener.
Ici l’orateur dut s’arrêter, interrompu qu’il fut par les exclamations diverses, les trépignements, les manifestations les plus diverses d’une joie bruyante et sincère. Toutes ces clameurs se confondirent en un cri unanime de «Vive don Carlos! Vive notre roi!» jailli spontanément de toutes ces poitrines haletantes.
Un geste du duc ramena instantanément le silence. Chacun redevint attentif.
– Oui, seigneurs, lança le duc. La princesse connaît le fils de don Carlos, et elle nous l’amènera. Mais il y a mieux encore. Écoutez ceci: la princesse sera, d’ici peu, l’épouse légitime de celui dont nous voulons faire notre roi. Épouse de notre chef, elle mettra à son service son pouvoir, qui est grand, sa fortune, et surtout son puissant génie. Elle fera de son époux non pas un roi de l’Andalousie comme nous le souhaitons, mais dépassant toutes nos espérances, toutes nos ambitions, elle fera de lui, avec votre aide, le roi de toutes les Espagnes. J’avais donc raison de dire qu’elle seule pouvait être notre chef, puisqu’elle est déjà notre souveraine. C’est pourquoi, moi: don Ruy Gomès, duc de Castrana, comte de Mayalda, marquis de Algavar, seigneur d’une foule d’autres lieux, grand d’Espagne, dépouillé de mes titres et biens par l’infâme tribunal qui s’intitule «Saint-Office», je lui rends hommage ici et je crie: «Vive notre reine!»
Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et comme l’étiquette très rigoriste de la cour d’Espagne interdisait de toucher à la reine, sous peine de mort, il se courba devant Fausta jusqu’à toucher du front les planches de l’estrade.
Et un cri formidable retentit:
– Vive la reine!
Impassible comme à son ordinaire, Fausta reçut sans sourciller l’enthousiaste hommage. Sans doute s’était-elle blasée sur ce genre de manifestations, ayant reçu – alors qu’elle pouvait se croire la papesse – des hommages religieux faits d’adoration mystique, autrement grandioses que ces quelques vivats, si spontanés et si sincères fussent-ils. Cependant elle daigna sourire.
Et comme cette femme remarquable possédait au plus haut point l’art d’asservir et d’ensorceler les foules, elle comprit qu’un geste d’elle suffirait à changer ces enthousiastes en esclaves prêts à se faire tuer sur un signe.
Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grâce captivante:
– À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nos meilleurs et de nos plus fidèles sujets le front dans la poussière.
Et lui tendant sa main à baiser dans un geste vraiment royal, elle reprit sa place dans son fauteuil et, gravement:
– Duc, reprit-elle, quand notre époux sera sur le trône de ses pères, nous voulons que soient réformées les règles d’une étiquette étroite et mesquine. Nous sommes souveraine et nous ne l’oublions pas, mais nous sommes avant tout femme, et nous entendons le demeurer. Comme telle, nous voulons que nos sujets puissent nous approcher sans que cela leur soit imputé à crime.
Et désignant d’un geste empreint d’une grâce hautaine les hommes qui venaient de l’acclamer:
– Ceux-ci auront été les premiers. Ils nous seront toujours les plus chers et les bienvenus auprès de nous.
Alors ce fut du délire. Pendant un long moment on n’entendit que les vivats les plus frénétiques. Puis ce fut la ruée au pied de l’estrade, chacun voulant avoir l’insigne honneur de toucher à la reine. Celui-ci baisant le bout de sa mule, celui-là le bas de sa robe, cet autre plaquant ses lèvres à l’endroit où s’était posé son pied, d’autres enfin – et c’étaient les mieux partagés, les plus heureux et les plus fiers aussi – effleurant le bout de ses doigts qu’elle leur abandonnait avec une grâce nonchalante, ayant aux lèvres un indéfinissable sourire où il y avait certes, plus de dédain que de gratitude.
Mais qui donc se serait avisé d’analyser le sourire de la reine? Et notez que ces fanatiques étaient tous de haute noblesse, avaient occupé un rang ou des emplois considérables.
Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d’œil, admirait aussi Fausta, réellement superbe en son abandon dédaigneux.
– Superbe, divine comédienne, murmurait-il.
En même temps il plaignait les malheureux affolés par le sourire de Fausta.
– Pauvres bougres! qui sait dans quelle épouvantable aventure la diabolique enchanteresse va les lancer!
Enfin il songeait à don César:
«Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantès m’a assuré que le Torero était le fils de don Carlos. M. d’Espinosa m’a demandé, de façon fort claire, de l’assassiner. C’est donc que lui aussi le croit le fils de don Carlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bon M. d’Espinosa. Or le Torero est féru d’amour pour la Giralda, qui est bien la plus ravissante petite bohémienne que j’ai connue – à l’exception toutefois d’une certaine Violetta [21], devenue une duchesse. Le Torero ne connaît pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien décidé à épouser sa bohémienne de fiancée. Donc M meFausta ne peut devenir son épouse… à moins de faire de lui un bigame, action qui, aux yeux d’un païen tel que moi, n’aurait qu’une importance relative, mais qui, aux yeux de ce saint tribunal qu’on appelle le Saint-Office, passerai pour crime, lequel crime conduirait son auteur droit au bûcher. Serait-ce que don César, informé de son illustre naissance par la noble Fausta, dédaignerait maintenant sa bohémienne pour une princesse souveraine, et fabuleusement riche, comme disait ce duc de Castrana? Eh! eh! ces sortes de choses se sont vues! Un prince royal ne peut pas avoir la même conception de l’honneur qu’un obscur Torero. Serait-ce plutôt que M meFausta, que rien n’embarrasse et dont je connais le génie inventif, aurait découvert un deuxième fils de don Carlos qu’elle tiendrait dans sa main? Peut-être, morbleu! J’ai peine à croire à la félonie de don César! Le mieux est d’écouter. M meFausta va peut-être me renseigner elle-même.»
Le calme s’était rétabli dans l’assistance. Chacun avait regagné sa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroyée. Le duc de Castrana déclara:
– Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent à s’expliquer devant vous.
Ayant dit, il s’inclina devant Fausta et reprit sa place derrière son fauteuil. À cette annonce du duc, un silence religieux s’établit comme par enchantement.
Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et de sa voix harmonieuse, singulièrement prenante, elle dit:
– Vous êtes ici une élite. Non pas tant par la naissance, mais encore et surtout par l’intelligence et par le cœur, par l’indépendance de l’esprit et je dirai même, pour certains d’entre vous, par la science. Catholiques ou hérétiques – comme on dit couramment – vous êtes tous des croyants sincères et partant respectables. Mais vous êtes aussi animés d’un esprit de large tolérance. Et ceci constitue votre vrai crime. En effet, sous un gouvernement sain, honnête, indépendant, cette tolérance, cette indépendance d’esprit eussent fait de vous des hommes en vue, pour le bien de tous. Sous le sombre despotisme de cette institution justement anathématisée par des papes qui payèrent ce courage de leur vie, l’Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, déchus de leurs titres et de leur rang, ruinés, traqués, pourchassés comme des bêtes malfaisantes, avec la menace du bûcher éternellement suspendue sur vos têtes, jusqu’au jour où la main du bourreau s’appesantira sur vous pour la réaliser, cette menace.
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