– Tu as fait cela? gronda Pardaillan.
– Je l’ai fait, tiens! puisque je le dis! fit le nain en soutenant fièrement son regard.
– Ah! tu as fait cela! fit Pardaillan glacial. Eh bien, tu peux faire ta prière, ta dernière heure est venue.
Et sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les frêles épaules d’El Chico, qui ployèrent.
Devant la pitié qui éclatait parfois très visible sur le visage du chevalier, le nain s’était trouvé paralysé, indécis, ne sachant à quelle résolution s’arrêter ni quelle contenance garder. Devant le sourire malicieux, la fureur avait grondé dans son cœur, car, malgré sa petite taille et sa faiblesse, il n’en était pas moins très chatouilleux.
Devant la colère et la menace – réelles ou simulées – il retrouva le calme qui lui avait fait défaut jusque-là. Et comme les sentiments chez cet étrange personnage étaient poussés à leur extrême, il montra un sang-froid qui dénotait une bravoure remarquable.
Il ne fit pas un geste de défense. Il ne chercha pas à se dérober. Sous la pesée puissante, il eut cet orgueil de se raidir afin de ne pas ployer, et ses yeux se fixèrent, intrépides, fiers, provocants, sur ceux de son adversaire. Toute son attitude semblait aller au-devant du coup mortel. Et peut-être était-ce là ce qu’il souhaitait.
Peut-être venait-il de trouver en un éclair la solution vainement cherchée jusqu’alors: mourir étouffé, broyé par son ennemi.
Mourir, oui!… Mais du même coup son ennemi était perdu aussi. Comment sortirait-il, après avoir tué le nain? La dalle du cachot, il est vrai, était soulevée. Mais après?
L’escalier aboutissait à un cul-de-sac d’où il lui serait impossible de sortir, faute de connaître le secret qui ouvrait la paroi. Il n’aurait fait que changer de tombe, voilà tout. Et le nain ne pouvait se tenir d’éprouver un certain dédain pour ce rival si fort, si brave… mais si faible d’esprit qu’il ne comprenait pas qu’en tuant le nain maintenant, il se condamnait lui-même.
Mourir tout de suite! Il ne demandait que cela, tiens! Il perdait Juana, mais du moins l’autre ne l’avait pas non plus!
Oui, décidément, c’était là la bonne solution. Mais…
Mais il arriva que le rival abhorré relâcha son étreinte. Il arriva que l’ironie du regard avait fait place à une telle douceur, il arriva que cette physionomie, l’instant d’avant si menaçante et si terrible, exprima une telle bonté, une telle mansuétude que le Chico, qui le regardait bien en face, sentit son trouble le reprendre, et emporté malgré lui, comme il aurait crié: «Prenez garde!» il dit doucement, sans chercher à se dégager:
– Si vous me tuez, comment sortirez-vous d’ici?
– Peste! c’est, par ma foi, très juste, ce que tu dis là! Et moi qui n’y pensais plus! Mais sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre, promit Pardaillan.
Ayant dit, il le lâcha tout à fait. Et voilà que, ce faisant, l’affolant sourire recommençait à se dessiner… Oh! à peine perceptible! Mais le Chico le devinait. Alors il regretta. Et comme s’il eût voulu exciter la colère de cet homme déconcertant, il dit rudement:
– Venez donc. Et quand je vous aurai sauvé, moi, vous pourrez me tuer, vous. Je vous jure que je ne chercherai pas à éviter le coup dont vous me menacez.
Et plus bas, pour lui-même:
– Ce sera la délivrance!
– Tu souhaites donc la mort?
Chico le regarda de travers. Il avait parlé bien bas cependant: il avait entendu quand même, le diabolique personnage. S’il voulait mourir, c’était son affaire, tiens! De quoi se mêlait-il là? Enfin, puisqu’il avait stupidement laissé passer l’occasion, il n’y avait plus qu’à aller jusqu’au bout.
– Venez, seigneur, dit-il froidement, tout à l’heure il sera trop tard.
– Un instant, que diable! Je suis curieux, moi. Je veux savoir, d’abord, pourquoi tu m’as conduit à la mort.
Cette fois il était revenu en plein, le fameux sourire. Et de plus la voix avait ces vibrations railleuses qu’El Chico commençait à connaître.
Une flamme jaillit de ses yeux plantés droit sur les yeux de Pardaillan et il exhala sa haine dans ce cri puéril:
– Parce que je vous déteste! je vous déteste!
Dans sa fureur il ne trouvait que ces trois mots, et il les répéta rageusement, en trépignant.
– Tu me détestes, tant que ça? goguenarda Pardaillan de plus en plus narquois.
– je vous déteste tant que si je n’avais promis de vous sauver, je vous tuerais! grinça le petit homme hors de lui.
– Tu me tuerais! railla Pardaillan, oui-dà! Et avec quoi, pauvre petit?
Le nain bondit jusqu’à son lit et en tira une dague cachée entre les deux matelas.
– Avec ceci! cria-t-il en brandissant son arme.
– Tiens! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c’est ma dague!
– Oui, dit El Chico avec une violence qui voulait être du cynisme. Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l’ai volée! volée! volée!
Il râlait en prononçant ce mot et il paraissait éprouver une âpre jouissance à se cingler avec.
Imperturbablement calme, Pardaillan dit:
– Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veux ma mort, tue-moi.
Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec une certaine curiosité, eût-on dit.
Fou de fureur, le nain leva le bras.
Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarder froidement, bien en face.
Le bras du nain s’abattit dans un geste foudroyant. Mais ce fut pour jeter la dague à toute volée au fond du réduit, et il gémit:
– Je ne veux pas! Je ne veux pas!
– Pourquoi?
– Parce que j’ai promis…
– Tu as déjà dit cela. À qui as-tu promis, mon enfant?
Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle le chevalier prononça ces paroles. La voix était si chaude, si caressante; il se dégageait de toute sa personne des effluves sympathiques si puissantes et si enveloppantes qu’El Chico en fut remué jusqu’au fond des entrailles. Son pauvre petit cœur, contracté à en étouffer, se dilata doucement et les larmes jaillirent, douces et bienfaisantes, cependant qu’une plainte monotone, pareille au vagissement d’un tout petit, s’exhalait de ses lèvres crispées:
– Je suis trop malheureux! trop malheureux! trop!
«Bon! pensa Pardaillan, il pleure: le voilà sauvé! Nous allons pouvoir nous entendre maintenant.»
Il allongea les bras, attira le nain à lui, posa sa petite tête baignée de larmes sur sa large poitrine, et avec des gestes tendrement fraternels, il se mit à le bercer doucement, avec des paroles réconfortantes.
Et le nain qui de sa vie ne s’était connu un ami, le nain qui n’avait jamais senti une affection se pencher sur sa détresse, le nain se laissait faire, ému d’une émotion infiniment douce, étonné et émerveillé en même temps de sentir au contact de ce cœur noble et généreux germer en lui la fleur d’un sentiment fait de gratitude attendrie et d’affection naissante.
Et ceux qui ne connaissaient que la force redoutable, l’intrépidité froide, le courage indomptable, la parole cinglante et la mine narquoise de cet être de beauté exceptionnelle qui s’appelait le chevalier de Pardaillan, eussent été fort ébahis s’ils avaient pu voir avec quelle tendresse fraternelle il berçait dans ses bras puissants, avec quelle bonté insoupçonnée il s’ingéniait à consoler ce petit déshérité, ce vagabond, ce mendiant, inconnu la veille… et qui avait cherché à le faire assassiner.
Mais El Chico était un homme, tiens! Il se raidit de toutes ses forces et parvint à enrayer la crise.
Doucement il se dégagea et regarda Pardaillan comme s’il ne l’avait jamais vu. Il n’y avait plus ni colère ni révolte dans les yeux du petit homme. Il n’y avait plus cette expression de morne désespoir qui avait ému le chevalier. Il n’y avait plus dans ces yeux qu’un étonnement prodigieux: étonnement de ne plus se sentir le même, étonnement de ne pas reconnaître celui dont le contact avait suffi pour opérer en lui une métamorphose qui le stupéfiait.
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