Elle paraissait étrangement émue, la petite Juana.
On eût dit vraiment qu’elle attendait quelqu’un, qu’elle s’inquiétait et s’affligeait de ne pas voir apparaître. Quand il fut bien avéré qu’il n’y avait plus personne, elle eut un soupir qui ressemblait à un sanglot, poussa tristement les verrous et introduisit le groupe dans la cuisine, qui, par sa disposition intérieure, pouvait être éclairée sans avoir à redouter les pénalités encourues par l’infraction aux édits de police très rigoureux, lesquels interdisaient d’avoir de la lumière passé le couvre-feu.
Pendant que la servante, encore à moitié endormie, s’activait en marmottant de sourdes imprécations contre les coureurs de nuit qui venaient troubler le sommeil de bons chrétiens à une heure aussi avancée, alors qu’ils eussent dû être depuis longtemps dans leurs lits, les draps tirés jusqu’au menton, Juana la suivait d’un regard machinal. Mais elle ne la voyait même pas. Elle était bien trop émue, la petite Juana. Elle était très pâle. Ses jolis yeux, si gais d’habitude, étaient comme embués de larmes refoulées. Une question lui brûlait les lèvres, qu’elle n’osait formuler et personne ne remarqua l’étrange émotion de la jeune fille.
Personne, hormis la duègne, précisément, qui se hâta de mâchonner des réflexions empreintes d’acrimonie, non exemptes pourtant d’affection bourrue, à l’adresse des jeunes maîtresses qui se mêlent de passer les nuits à s’abîmer les yeux inutilement alors que, Dieu merci! il y a de dignes matrones, dures à la fatigue, et honnêtes et attachées à leurs maîtres, pour s’acquitter en conscience de devoirs d’hospitalité qui ne sont pas le fait de mains blanches de petite dame.
Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, à mesure, voyait toute sa joie s’envoler et la regardait avec ses bons yeux de chien fidèle, prêt à tout pour ramener le sourire sur les lèvres du maître.
Pour être juste, il faut dire qu’en revanche la petite Juana ne voyait ni la servante, ni le Chico, ni personne. Elle paraissait suivre un rêve intérieur plutôt douloureux.
Et de ce rêve, une question vint la tirer brusquement.
– M. de Pardaillan est-il rentré? demanda le Torero.
La petite Juana tressaillit violemment, et c’est à peine si elle put balbutier d’une voix étranglée:
– Non, seigneur César.
– J’en étais sûr! murmura le Torero en regardant Cervantès d’un air consterné.
La petite Juana put faire un gros effort, et pâle comme une cire elle demanda:
– Le sire de Pardaillan était avec vous pourtant. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux?
– Nous l’espérons aussi, petite Juana, mais nous ne le saurons vraiment que demain, dit Cervantès d’un air très préoccupé.
Juana chancela. Elle fût tombée si elle n’avait rencontré une table à laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cette défaillance soudaine.
Personne, hormis la servante, qui clama:
– Vous tombez de fatigue, notre demoiselle! Êtes-vous donc devenue le bourreau de votre corps que vous ne voulez pas aller vous coucher, cette nuit?
El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, lui, mais il s’approcha vivement comme s’il eût voulu lui prêter l’appui de sa faiblesse.
Sans rien remarquer, Cervantès reprit:
– Mon enfant, faites-nous préparer des lits. Nous achèverons la nuit ici, et demain, ajouta-t-il en se tournant vers don César et la Giralda, nous reprendrons nos recherches.
Le Torero approuva d’un signe de tête.
Juana, heureuse peut-être d’échapper à une contrainte pénible, suivit la servante malgré ses protestations énergiques, lesquelles eurent le sort réservé à toutes les protestations: celui de ne pas être entendues.
Cervantès, après un geste amical à l’adresse de Chico, se hâta de regagner la chambre qui lui était destinée.
Le Torero ne voulut pas le suivre avant de l’avoir chaudement remercié et de l’avoir assuré encore une fois qu’il se chargeait désormais de pourvoir à ses besoins. La Giralda joignit ses protestations à celles de son fiancé. Le petit homme accueillit ces marques d’amitié avec cet air fier et détaché qui lui était particulier. Mais l’éclat de son regard montrait clairement qu’il était content de cette amitié.
Demeuré seul dans la cuisine de l’auberge, Chico grimpa sur un escabeau, préalablement traîné auprès de l’âtre mourant.
Il était triste, le nain, car il l’avait vue, «elle», bien triste et agitée.
La tête dans ses mains, il se mit à songer à des choses de son passé si court encore. Et ce passé, comme son présent, comme sans doute son avenir aussi, se résumait en un seul mot: Juana.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain placé entre ses petites mains, comme un jouet. Le petit n’avait pas de famille, et si quelqu’un s’occupait parfois de lui, c’était pour le corriger à grand renfort de taloches. Sollicitude dont il se fût fort bien passé. Malgré son espièglerie, Juana avait le cœur bon. Sans comprendre, sans savoir, elle avait été touchée de cet abandon. Et toute jeune, guidée par cet instinct de maternité qui sommeille dans le cœur de chaque fillette, elle avait pris l’habitude de veiller elle-même à ce qu’il fût convenablement nourri et logé. Petit à petit, elle s’était accoutumée à jouer ainsi à la petite maman. Et comme son père donnait l’exemple de la soumission à ses caprices, comme elle était très câline, elle savait se faire obéir sans peine. De là venaient les petits airs protecteurs qu’elle avait gardés avec le Chico.
Lui, de son côté, s’était habitué à la voir commander et comme tous, à la maison, lui obéissaient sans discuter, il avait fait comme tout le monde. D’ailleurs, au cas où il eût eu des velléités de révolte – ce à quoi il ne pensait guère, car son servage lui était trop doux – la morale, représentée en l’espèce par les leçons et objurgations du propre père de son petit tyran, le digne Manuel, la morale donc lui avait appris que celui qui donne est de beaucoup supérieur à celui qui reçoit. En conséquence, celui-ci ne saurait trop s’humilier et se courber devant celui-là. S’humilier, en général, ne rentrait pas très aisément dans l’entendement du Chico, qui avait des idées à lui, des idées qui, à ce que prétendait la même sainte morale, le conduiraient, un jour ou l’autre, droit au bûcher, seule fin promise à un petit garçon qui, bien que baptisé, ne savait bien concevoir que des idées à faire frémir le dernier des hérétiques. Néanmoins, vis-à-vis de Juana, il voulait bien baisser la tête. Et il avait pris ce pli. Il l’avait même si bien pris qu’il devait le garder toute sa vie et que discuter un ordre, un désir de Juana lui apparaissait comme une chose monstrueuse, impossible. Ce même petit garçon, diabolique peut-être, enragé assurément, qui avait la prétention de ne reconnaître ni maître ni autorité, après avoir facilement accepté l’autorité de Juana, l’avait si bien reconnue pour son unique maître, que parvenu à l’âge d’homme il l’appelait encore fréquemment: «Petite maîtresse», ce dont la jeune fille se montrait même très fière.
Les enfants avaient grandi. Juana était devenue une jolie jeune fille.
Chico était devenu un homme… mais il était resté enfant par la taille.
Juana avait d’abord été prodigieusement surprise de voir que peu à peu elle était aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait quatre ans bien sonnés de plus qu’elle. Elle en avait été ravie. Sa poupée restait toujours une petite poupée. Ce serait charmant pour elle. Avec la raison, ce sentiment égoïste avait fait place à la pitié. D’autant que le Chico se montrait très mortifié et très chagrin de rester toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui. Et Juana s’était bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que deviendrait-il sans elle?
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