– Il est de fait, dit Pardaillan, qui cherchait à démêler la vérité dans l’accent et la physionomie du grand inquisiteur, que bien que le roi ne me soit guère sympathique, il s’agit d’un crime que je ne pourrais laisser s’accomplir froidement s’il dépendait de moi de l’empêcher.
– S’il en est ainsi, dit vivement Espinosa, le roi est sauvé et votre fortune est faite.
– Ma fortune est toute faite, ne vous en occupez donc pas, railla le chevalier, qui réfléchissait profondément. Expliquez-moi plutôt comment je pourrai exécuter seul ce que votre Saint-Office ne peut accomplir malgré la puissance formidable dont il dispose.
– C’est bien simple. Supposez qu’un accident survienne qui arrête l’homme avant l’accomplissement de son crime, sans qu’on puisse nous accuser d’y être pour quelque chose. Le roi est sauvé sans que ces troubles soient à redouter, ce qui est l’essentiel.
– Vous ne pensez pourtant pas que je vais l’assassiner! fit Pardaillan glacial.
– Non pas, certes, dit vivement Espinosa. Mais vous pouvez vous prendre de querelle avec lui et le provoquer en combat loyal. L’homme est brave. Mais votre épée est invincible. Le dénouement de la rencontre est assuré, c’est la mort certaine de votre adversaire. Pour le reste, la foule n’ira pas, je présume, s’ameuter parce qu’un étranger se sera pris de querelle avec El Torero, et d’un coup d’épée malheureux aura brisé net la carrière de ce trop remuant personnage… C’est l’accident banal dont je vous parlais.
«J’avais bien deviné, pensa Pardaillan. C’est un tour de traîtrise à l’adresse de ce malheureux prince, et ce prêtre pense bénévolement que j’accepterai d’exécuter le coup.»
Et, la moustache hérissée:
– Vous avez bien dit El Torero?
– Oui, fit Espinosa avec un commencement d’inquiétude. Auriez-vous des raisons personnelles de le ménager?
– Monsieur, dit Pardaillan, d’un air glacial et sans répondre à la question, je pourrais vous dire que cette histoire de complot contre la vie du roi n’est qu’un conte forgé de toutes pièces… je me contenterai de vous dire que vous me proposez là un bel assassinat dont je ne me ferai pas le complice.
– Pourquoi? fit doucement Espinosa.
– Mais, fit Pardaillan du bout des lèvres, d’abord parce qu’un assassinat est une action basse et vile, et qu’avoir osé me la proposer, m’avoir cru capable de l’accepter, constitue une injure grave que je devrais vous faire rentrer dans la gorge, si je ne me souvenais qu’il n’y a pas bien longtemps vous avez préservé mes jours en négligeant d’utiliser les assassins que vous aviez aposté à mon intention. Mais prenez garde! La patience n’a jamais été une de mes vertus, et les propositions injurieuses que vous me faites depuis une heure me dégagent des obligations que je crois vous avoir. Mais comme vous pourriez ne pas comprendre ces raisons, que je m’étonne d’être obligé de vous donner, je vous avertis simplement que don César est de mes amis. Et si j’ai un conseil à vous donner à vous et à votre maître, c’est de ne rien entreprendre de fâcheux contre ce jeune homme.
– Pourquoi? fit encore Espinosa avec la même douceur.
– Parce que je m’intéresse à lui et que je ne veux pas qu’on y touche, dit froidement Pardaillan, qui se leva.
Espinosa eut un sourire livide et se levait aussi:
– Je vois avec regret que nous ne sommes pas faits pour nous entendre, dit-il.
– Je l’ai vu du premier coup… je l’ai même dit à votre maître, fit Pardaillan toujours froid.
– Monsieur, dit Espinosa impassible, je vous ai engagé ma parole que vous quitteriez le palais sain et sauf. Si je tiens ma parole c’est que je suis sûr de vous retrouver et alors je vous briserai impitoyablement, car vous êtes un obstacle à des projets longuement et patiemment élaborés… Allez donc, monsieur, et gardez-vous bien.
Pardaillan le regarda bien en face et l’air étincelant, sans forfanterie, avec une assurance impressionnante:
– Gardez-vous vous-même, monsieur, dit-il, car moi aussi je me suis promis à moi-même de renverser ces projets longuement et patiemment élaborés, et quand je promets quelque chose, je tiens toujours ma promesse.
Et il sortit d’un pas ferme et assuré, suivi des yeux par Espinosa, qui souriait d’un sourire étrange.
Ponte-Maggiore avait entraîné Montalte hors de l’Alcazar. Sans prononcer une parole, il le conduisit sur les berges à peu près désertes du Guadalquivir, non loin de la tour de l’Or, sentinelle avancée à l’entrée de la ville.
Un moine, qui paraissait plongé dans de profondes méditations, marchait à quelques pas derrière eux et ne les perdait pas de vue.
Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard circulaire autour de lui, et ne voyant personne, il s’arrêta enfin, se campa en face de Montalte, et d’une voix haletante:
– Écoute, Montalte, dit-il, ici comme à Rome, je te demande une dernière fois: veux-tu renoncer à Fausta?
– Jamais! dit Montalte avec une sombre énergie.
Les traits de Ponte-Maggiore se convulsèrent, sa main se crispa su la poignée de sa dague. Mais faisant un effort surhumain, il se maîtrisa, et ce fut d’un ton presque suppliant qu’il reprit:
– Sans renoncer à elle, tu pourrais du moins la quitter… momentanément. Écoute-moi… Nous étions amis, Montalte, nous pourrions le redevenir… Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous deux en Italie. Sais-tu que le pape est malade? Ton oncle est bien vieux, bien usé… Un dénouement fatal est à redouter et, tous deux, nous avons un intérêt capital à nous trouver à Rome au moment où ce dénouement se produira; toi, Montalte, pour toi-même, puisque tu étais désigné pour succéder à Sixte; moi, pour mon oncle, le cardinal de Crémone.
À l’annonce de la maladie de Sixte Quint, Montalte ne put réprimer un tressaillement. La tiare avait toujours été le but de ses rêves d’ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son ambition. Il devait sur l’heure choisir: ou courir à Rome pour tâcher de ramasser la couronne pontificale et s’éloigner de Fausta, ne plus la voir, la perdre peut-être à tout jamais; ou rester près de Fausta et renoncer à son ambition. Il n’hésita pas et, secouant la tête avec une résolution farouche:
– Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du pape et de qui lui succédera… Tu veux m’éloigner d’elle!
– Eh bien! oui, c’est vrai! gronda Ponte-Maggiore; la pensée que je vis loin d’elle, tandis que toi tu peux la voir, lui parler, la servir, l’aimer… te faire aimer peut-être… cette pensée me met hors de moi, je vois rouge et j’ai des envies furieuses de tuer!… Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi!… Je ne la verrai jamais, mais tu ne la verras pas davantage… Je serai délivré, du moins, de cet horrible supplice qui finirait par me rendre fou.
Montalte haussa furieusement les épaules, et d’une voix sourde:
– Insensé! dit-il. Sa présence m’est aussi indispensable pour vivre que l’air qu’on respire… La quitter!… autant vaudrait me demander ma vie!…
– Meurs donc! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapière au poing.
Montalte évita le coup d’un bond en arrière et, dégainant d’un geste rapide, il reçut le choc sans broncher et les fers se trouvèrent engagés jusqu’à la garde.
Ils étaient tous deux de force égale, tous deux animés d’une même haine mortelle, d’un égal désir de meurtre.
Pendant quelques instants, ce fut, sous l’éclatant soleil, une lutte acharnée; coups foudroyants suivis de parades rapides, bonds de tigre suivis d’aplatissements soudains, le tout accompagné de jurons, d’imprécations et d’injures, sans aucun avantage marqué de part et d’autre.
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