Mais Pardaillan en avait vu et entendu bien d’autres. Pardaillan était dans un de ses moments de bonne humeur. Pardaillan, enfin, avait résolu de piquer l’orgueil de ce roi qui lui déplaisait outrageusement.
Il ne rentra donc pas sous terre, mais il s’inclina avec grâce et avec, au coin de l’œil, l’intense jubilation de l’homme qui s’amuse follement.
– Je remercie Votre Majesté de la permission qu’elle daigne m’accorder avec tant de bonne grâce, dit-il. Figurez-vous que je suis curieux de voir de près certain parchemin que possède M mela princesse Fausta. Mais curieux à tel point, Sire, que je n’ai pas hésité à traverser la France et l’Espagne tout exprès pour satisfaire cette curiosité que vous partagez, j’en jurerais, attendu que ce parchemin n’est pas dénué d’intérêt pour vous.
Et tout à coup, avec cette froide tranquillité qu’il prenait parfois:
– Ce parchemin, je suis certain que vous l’avez demandé à M meFausta, je suis certain qu’elle vous a répondu qu’elle ne l’avait pas sur elle, qu’il était placé en lieu sûr… Eh bien! c’est faux… Ce parchemin est là…
Et, tendant le bras, il touchait presque le sein de la papesse du bout de son index.
Et le ton était d’une assurance si irrésistible, le geste à la fois si imprévu et si précis que, de nouveau, l’espace de quelques secondes, le silence pesa lourdement sur les acteurs de cette scène rapide.
Une fois encore, Espinosa admira.
– Quel rude jouteur!
Quant à Fausta, elle reçut le coup en pleine poitrine. Mais elle ne broncha pas. Son front se redressa plus orgueilleux, son œil soutint avec une froide intrépidité le regard étincelant du chevalier, tandis qu’elle rugissait en elle-même: «Oh! démon!»
Le roi, lui, commençait à s’intéresser à cet étrange ambassadeur au point qu’il oubliait ses façons cavalières qui l’avaient si cruellement froissé.
Le chevalier continuait:
– Allons, madame, sortez de votre sein ce fameux parchemin, montrez-le nous un peu, que nous puissions discuter sa valeur, car s’il intéresse Sa Majesté le roi d’Espagne, il intéresse aussi Sa Majesté le roi de France que j’ai l’insigne honneur de représenter ici.
En disant ceci, Pardaillan s’était redressé. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une telle force, une telle autorité dans son geste et sa parole que, cette fois, le roi lui-même ne put s’empêcher d’admirer cet homme qu’il ne reconnaissait pour ainsi dire plus, tant il lui apparaissait, maintenant, imposant et majestueux.
Fausta n’était pas femme à reculer devant une telle mise en demeure et elle songeait: «Puisque cet homme bat les diplomates les plus consommés par sa franchise audacieuse, pourquoi n’emploierais-je pas la même franchise comme une arme redoutable qui se tournerait contre lui?»
Et elle porta la main à son sein pour en extraire le parchemin qui s’y trouvait en effet et l’étaler dans un geste de bravade.
Mais, sans doute, il n’entrait pas dans les vues du roi de discuter sur ce sujet avec l’ambassadeur du roi Henri car il l’arrêta en disant impérieusement:
– J’ai donné congé à madame la princesse Fausta.
Fausta n’acheva pas son geste. Elle s’inclina devant le roi, regarda Pardaillan droit dans les yeux, et:
– Nous nous retrouverons, chevalier, dit-elle d’une voix très calme.
– J’en suis certain, madame, dit gravement Pardaillan.
Fausta approuva non moins gravement d’une légère inclination de tête et se retira lentement, majestueusement, comme elle était entrée, accompagnée par Espinosa qui, soit pour lui faire honneur, soit pour tout autre motif, la conduisit jusqu’à l’antichambre où il la laissa pour revenir assister à l’entretien du roi et de Pardaillan.
Lorsque le grand inquisiteur reprit sa place:
– Monsieur l’ambassadeur, dit le roi, veuillez nous faire connaître l’objet de votre mission.
Avec cette sûreté de coup d’œil, qui était un don chez lui, avec cette intuition merveilleuse qui le guidait dans les cas graves où une décision prompte s’imposait, Pardaillan avait étudié et compris instantanément le caractère de Philippe II.
«Esprit sombre et cauteleux, fanatique sincère, orgueil immodéré, prudent et patient, tenace dans ses projets, tortueux dans la conduite de ses plans… un prêtre couronné. Si j’essaie de jouer au plus fin avec lui, je n’en finirai jamais. C’est à coups de vérités, à coups d’audace que je dois l’assommer.»
On a vu qu’il avait immédiatement et non sans succès employé cette tactique.
Lorsque le roi lui dit:
– Faites-nous connaître l’objet de votre mission.
Pardaillan, qui supportait le regard fixe du roi sans paraître troublé, répondit, avec une tranquille aisance, comme s’il eût traité d’égal à égal:
– Sa Majesté le roi de France désire que vous retiriez les troupes espagnoles que vous entretenez dans Paris et dans le royaume. Le roi, animé des meilleures intentions à l’égard de Votre Majesté et de son peuple, estime que l’entretien de ces garnisons dans son royaume constitue un acte peu amical de votre part. Le roi estime que vous n’avez rien à voir dans les affaires intérieures de la France.
L’œil froid de Philippe eut une lueur aussitôt éteinte et:
– Est-ce tout ce que désire S. M. le roi de Navarre? fit-il.
– C’est tout… pour le moment, dit froidement Pardaillan.
Le roi parut réfléchir un instant, puis il répondit:
– La demande que vous nous transmettez serait juste et légitime si S. M. de Navarre était réellement roi de France… ce qui n’est pas.
– Ceci est une question qui n’est pas à soulever ici, dit fermement Pardaillan. Il ne s’agit pas de savoir, Sire, si vous consentez à reconnaître le roi de Navarre comme roi de France. Il s’agit d’une question nette et précise… le retrait de vos troupes qui n’ont rien à faire en France.
– Que pourrait le roi de Navarre contre nous, lui qui ne sait même pas prendre d’assaut sa capitale? fit le roi avec un sourire de dédain.
– En effet, Sire, dit gravement Pardaillan, c’est une extrémité à laquelle le roi Henri ne peut se résoudre.
Et soudain, avec son air figue et raisin:
– Que voulez-vous, sire, le roi veut que ses sujets se donnent à lui librement. Il lui répugne de les forcer par un assaut, en somme facile. Ce sont là scrupules exagérés qui ne sauraient être compris du vulgaire, mais qu’un roi comme vous, Sire, ne peut qu’admirer.
Le roi se mordit les lèvres. Il sentait la colère gronder en lui, mais il se contint, ne voulant pas paraître avoir compris la leçon que lui donnait ce gentilhomme sans feu ni lieu. Il se contenta de dire d’un air évasif:
– Nous étudierons la demande de S. M. Henri de Navarre. Nous verrons…
Malheureusement, il avait affaire à un adversaire décidé à ne pas se contenter de faux-fuyants.
– Faut-il conclure, Sire, que vous refusez d’accéder à la demande juste, légitime et courtoise du roi de France? insista Pardaillan.
– Et quand cela serait, monseigneur? fit le roi d’un air rogue.
Pardaillan reprit paisiblement:
– On dit, Sire, que vous adorez les maximes et les sentences. Voici un proverbe de chez nous que je vous conseille de méditer: «Charbonnier est maître chez lui.»
– Ce qui veut dire? gronda le roi en se redressant.
– Ce qui veut dire, Sire, que vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même si vos troupes sont châtiées comme elles le méritent et chassées du royaume de France, dit froidement Pardaillan.
– Par la Vierge Sainte! je crois que vous osez menacer le roi d’Espagne, monsieur! éclata Philippe, livide de fureur.
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