– Vos ordres! répéta Rovenni.
– Qu’on arrête cet homme! rugit Fausta. Rovenni!… gardes!… Que faites-vous?… Oh! êtes-vous donc tous des traîtres!…
– Mes ordres? dit Pardaillan à tout hasard; maintenez cette femme, en attendant…
Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu’elle entrevoyait, descendit de son trône et marcha sur Pardaillan; mais dans ce moment, un chant éclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaça d’épouvante comme le chant des suppliciés avait glacé Farnèse… Et c’était:
Domine, salvum fac
Sixtum Quintum
Pontificem summum…
Et exaudi nos in die
Qua vocaverimus te!… [7]
Fausta porta les deux mains à son front. Ses yeux lancèrent des éclairs. Un frisson convulsif l’agita… Ses propres gardes l’entouraient!… Et derrière le rempart des hallebardes, les évêques, les cardinaux entonnaient à pleine voix le chant de leur trahison!…
– Trahie!… Trahie!… murmura-t-elle d’une voix qui même dans cette seconde fatale gardait une sorte de dignité sauvage et farouche.
À ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes éclata, une trentaine d’hommes d’armes apparurent, s’avançant à grands pas…
– Le duc de Guise! hurla Fausta. À moi, mon duc, à moi!…
– Cajetan! répondit le cardinal Rovenni. Sa Sainteté Sixte Quint! Domine, salvum fac Sixtum Quintum!…
Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard où il y avait une malédiction suprême, puis elle baissa la tête; et, immobile, dédaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononça plus un mot…
Toute cette scène, depuis l’instant où Pardaillan s’était laissé glisser du haut de la muraille, avait duré moins d’une minute… Lorsqu’il eut constaté la soudaine, l’inexplicable et fantastique volte-face des gardes qu’il s’apprêtait à charger, Pardaillan rengaina tranquillement sa rapière et grommela entre ses dents:
– Je veux qu’on m’étripe et qu’on me pende par les pieds comme le fut le pauvre Coligny si je comprends ce qui se passe ici… mais le sieur Picouic nous a affirmé que nous trouverions la jolie petite bohémienne…
En parlant ainsi, Pardaillan se retourna. Et ce moment, c’était à peu près celui où Charles d’Angoulême venait de jeter ce cri déchirant que nous avons signalé.
Pardaillan, d’un coup d’œil, embrassa le terrible spectacle qu’il avait sous les yeux; les deux cadavres enlacés dans la suprême étreinte; la croix fleurie; sur la croix, la jeune fille attachée par les poignets et par les chevilles: au pied de la croix, Charles agenouillé, écrasé, tombait à la renverse…
Pardaillan se rua sur la croix… Il l’enlaça de ses deux bras puissants, la secoua, cherchant à la soulever, à arracher le pied de son alvéole… La croix basculait, se balançait, comme si le souffle haletant de Pardaillan eût été l’orage qui courbait l’arbre du supplice… Et plus fort à ce moment où un vieillard apparaissait sur la scène, la dextre levée, plus violemment les cardinaux et les évêques prosternés tonnaient:
– Domine, salvum fac pontificem nostrum!
Fausta seule était debout. Ses regards se croisèrent avec ceux de Sixte-Quint…
– À genoux, fille d’orgueil! dit le pape en levant ses trois doigts… bénédiction ou malédiction.
– Fils de la trahison, répondit Fausta en se redressant, ce front d’orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau!
À ce moment, la croix frénétiquement secouée s’inclinait, arrachée de son alvéole. Pardaillan la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un instant, il eut coupé les cordes qui attachaient les poignets et les chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille…
À ce moment aussi, Charles d’Angoulême renaissait de son évanouissement et, hagard, à genoux, se traînait vers Violetta… Et comme il lui semblait qu’elle était morte et qu’il allait mourir là, comme l’angoisse des douleurs mortelles déjà noyait son regard, il eut soudain une secousse de joie furieuse, un bond, un cri d’extase… Pardaillan venait de lui jeter un mot. Et ce mot c’était:
– Vivante!…
Charles regarda autour de lui, et à ses pieds vit Léonore enveloppé dans son grand manteau de bohémienne. Il ne la reconnut pas. Dans cette minute, il n’eût pas reconnu sa propre mère… Mais se penchant sur la morte, il prit le manteau bariolé, parsemé de cuivreries et de médailles, et il en enveloppa son amante.
Alors, sans un mot, n’ayant plus en lui que cette idée: elle vit!… et cette volonté: fuir ce lieu maudit… oubliant jusqu’à Pardaillan, il souleva la jeune fille dans ses bras et se mit en marche, traversant le terrain de culture dans la direction des bâtiments de l’abbaye. Nul ne s’opposa à son départ.
Il marchait, les yeux fixés sur son visage pâle comme un lys, et il voyait distinctement qu’elle respirait. Peu à peu, le sein de Violetta se soulevait avec moins d’effort, et il lui semblait que lui-même respirait mieux, ce qui était vrai; car sa respiration se réglait sur celle de l’amante, sans qu’il en eût conscience, et il est probable qu’il fût mort de sa mort.
Lorsqu’il eut atteint la voûte qui aboutissait à la grande porte d’entrée, il comprit que ses forces allaient l’abandonner; un brouillard s’étendit sur ses yeux; ses mains se crispèrent pour soutenir encore la jeune fille, ses lèvres balbutièrent des paroles vagues, et il sentit que la terre manquait sous ses pas et qu’il tombait…
Pour que Violetta fût mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvât un exécuteur, un bourreau secret: ce bourreau, elle l’avait sous la main… c’était le bohémien Belgodère, c’est-à-dire le père de celle qui s’appelait Jeanne Fourcaud… de Stella. Pour décider Belgodère à accomplir la hideuse besogne, Fausta lui avait dit:
– Une de tes filles est morte, c’est vrai; mais l’autre est vivante. Si la petite chanteuse meurt, tu reverras Stella…
Mais si puissant que fût dans l’âme farouche et inculte du bohémien cet éveil de paternité que nous avons constaté, point n’était besoin d’y faire appel pour décider Belgodère: sa haine contre Claude suffisait…
Le bohémien s’était donc trouvé à l’abbaye, derrière le vieux pavillon, à l’heure précise qui lui avait été fixée. On avait amené Violetta, ou plutôt, on l’avait apportée, car étourdie sans doute par quelque boisson qui avait brisé ses forces, elle n’eût pu se soutenir, et elle avait à peine conscience de ce qui se passait. Belgodère, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l’avait couchée sur la croix, et l’avait fortement attachée par les bras et les pieds. Puis, avec l’aide de quelques hallebardiers, la croix avait été solidement plantée dans le trou préparé la veille par les gens de l’abbesse.
Fausta, à ce moment, était seule avec une douzaine de gardes sur l’esplanade. Léonore et Jeanne Fourcaud (Stella) étaient enfermées dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l’effroyable besogne fut terminée:
– C’est bien, dit Fausta à Belgodère, tu peux te retirer. Va m’attendre devant la porte du couvent.
– Stella? grogna le bohémien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.
Et elle comprit alors pourquoi Belgodère n’avait plus voulu la quitter!… Elle comprit que cet homme la tuerait sûrement si elle ne tenait parole!… Mais Fausta était bien décidée à rendre Stella au bohémien. Sur ce point-là, du moins, elle avait dit la vérité.
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