– Ah çà! gronda le chevalier; à genoux, vous dis-je!…
En même temps, il les saisit l’un et l’autre par le cou, selon une manœuvre qui lui était familière, et les deux fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois que l’on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.
– Grâce, monsieur le chevalier, gémit l’un… je vous dirai tout!… Sachez seulement que je suis Picouic!…
– Et moi, monseigneur, dit l’autre, plutôt que de toucher à un de vos cheveux, j’aimerais mieux jeûner un mois de suite: Croasse a la reconnaissance du ventre!
– Croasse? Picouic? fit Pardaillan; où ai-je entendu déjà ces deux noms de porte de grince et d’oiseau qui demande à boire?… Çà! levez-vous, mes drôles!… D’où sortez-vous? Où vous ai-je vus?
– Ce matin, monseigneur! dit Picouic. En l’auberge de la Devinière …
– Auberge du paradis, monseigneur! ajouta Croasse. Auberge où vous nous fîtes manger et boire comme doivent boire et manger les bienheureux au ciel!…
– Hum! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé par les divines mains d’Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir?
Picouic et Croasse répondirent ensemble:
– Ah! si j’avais su que ce fût vous, monseigneur!…
– Qu’eussiez-vous fait? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction; mais soyez francs!
– Monseigneur, dit Picouic à voix basse, nous vous suivons depuis la rue de la Tisseranderie…
– Bah! Eh bien, mordieu, vous y mettez de la constance! Ceci mériterait une plus belle réussite.
– Éloignons-nous, monseigneur! dit à son tour Croasse; éloignons-nous, car il pourrait tomber sur vous à l’improviste…
– Qui ça!… Il?… Vous étiez donc trois?…
– Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal! Ah! je vous jure que si nous avions su…
Mais déjà Pardaillan n’écoutait plus. Il s’était élancé vers la Seine… Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce n’était rien… mais que quelqu’un eût payé ces gens pour le faire assassiner, c’était plus grave. Un ennemi que l’on ne connaît pas, c’est la menace perpétuelle… Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne… Il revint donc simplement aux deux truands, qui étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place – preuve évidente qu’ils étaient de bonne foi.
– L’homme a disparu, dit-il; dépeignez-le moi un peu… c’est peut-être un de mes amis qui voulait m’amuser!…
Picouic et Croasse se regardèrent stupéfaits. Ils n’étaient pas habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l’homme qui les avait payés. Il paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s’agissait, car peu à peu son visage s’enflamma, et un sourire crispa ses lèvres:
– Lui!… murmura-t-il. Ah! il sait déjà que je suis à Paris!…
Il demeura rêveur quelques instants; puis, redressant la tête:
– C’est bien, allez-vous-en vous faire pendre où vous voudrez…
– Monseigneur! supplia Croasse de sa voix lugubre.
– Qu’y a-t-il? fit Pardaillan qui déjà s’éloignait.
– Si monseigneur voulait nous permettre…, reprit Picouic.
– Quoi donc?… Êtes-vous devenus muets?…
– Voilà, fit Croasse: que nous puissions seulement escorter monseigneur…
Pardaillan éclata de rire.
– C’est-à-dire que vous avez peur!
– Heu!… Il y a un peu de cela, dit Picouic.
– C’est que cet homme avait vraiment une allure sinistre…, ajouta Croasse…
– Et vous craignez qu’il ne coure après vous. Ainsi c’est moi qui suis obligé d’escorter ceux qui me voulaient tuer? Eh bien! la chose me va… Par la mort-dieu, c’est trop drôle pour que je manque l’occasion… Marchez devant, mes braves! Et ne redoutez rien: le chevalier de Pardaillan vous escorte…
Et Pardaillan, gravement, tira sa rapière et se mit à marcher derrière les deux malandrins…
– Pour cette nuit, dit-il, je vous offre l’hospitalité…
Pardaillan servit donc d’escorte aux deux truands qui avaient voulu l’occire. Par-dessus le marché, et comme pour jeter un dernier défi à toute morale, il les voulait héberger. La petite troupe, Pardaillan en tête, la rapière au vent, les deux gueux en serre-file, arrivèrent sans encombre à la maison de la rue des Barrés.
Dans un vaste et sombre oratoire de l’hôtel de la reine, une femme, assise dans un fauteuil de vieux chêne, accoudée à une table d’ébène, feuilletait avec une profonde attention un gros volume écrit en latin, à la première page duquel on pouvait lire ce titre:
STEMMATA LOTHARINGIAE ET BARRI DUCUM
Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar [8]!… C’était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives. Le volume, grossièrement relié, comme un livre destiné à être répandu à un très grand nombre d’exemplaires, portait la signature de messire François de Rosières, archidiacre de Toul.
La liseuse parut s’absorber, les sourcils froncés et les lèvres pincées, dans les conclusions du livre qu’elle referma enfin d’un geste lent. Alors, sa tête pâle appuyée sur la main, elle murmura sourdement:
– Oui, René, voilà l’audace des Guise et de leurs partisans!… L’avocat David que j’ai fait tuer faisait remonter l’ascendance de Guise jusqu’à Charlemagne… Que ferai-je à ce Rosières à qui la ligne des Carlinges paraît insuffisante et qui donne Chlodion le Chevelu [9]pour père à Henri de Lorraine?…
– Ne vous plaignez pas, madame, dit l’homme à qui ces mots s’adressaient, et qui, debout, appuyé à un bahut, immobile, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas: c’est vous qui avez couvé ce vautour; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l’ai dit…
– Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, reprit la femme comme si elle n’eût pas entendu; la vraie race royale, c’est la race des Lorrains… le vrai roi de France, c’est Henri de Guise!…
– Songez au passé, Catherine! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise pendant les journées de massacre que ce livre appelle les pieuses matines de Saint-Barthélemy…
Cette fois la femme tressaillit et redressa la tête. Un éclair jaillit de ses yeux. Un rayon de soleil filtrant à travers les épais vitraux de la fenêtre vint accentuer le relief de cette tête énergique et sombre, et le visage de Catherine de Médicis, mère d’Henri III, avait à cette époque bien près de soixante-dix ans. Elle paraissait très fatiguée; il y avait dans ses gestes une lassitude de la vie, comme si vraiment elle eût vécu soixante-dix siècles, ou comme si ses pensées fussent devenues trop lourdes pour sa tête.
– La Saint-Barthélemy! fit-elle dans un souffle.
– Oui, dit l’homme qu’on avait appelé René, d’une voix terriblement calme, la mort de mon fils!…
La vieille reine n’entendit pas, ou feignit de ne pas entendre.
– Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélemy est la grande faute de ma vie…
– Avez-vous des remords, ma reine?…
Une sinistre ironie éclatait dans ces mots. Catherine de Médicis ne la releva pas.
– J’eusse dû, continua-t-elle, me débarrasser des Guise d’abord. Et quand aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante pitié du peuple… Mais n’en parlons plus, René… Voici Guise maître de Paris… Mon fils a fui: le pauvre enfant n’a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricadiers… Ah! qu’il me connaît bien! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle!
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