Il parlait posément, gravement même. Puis il suivit le fossoyeur. Le chevalier, machinalement, en proie à une émotion qu’il ne pouvait calmer, suivit et entra dans le cimetière.
Au moment où le groupe disparaissait parmi les tombes, deux moines arrivèrent par le même chemin qu’avait suivi Jacques Clément et s’arrêtèrent près de la porte d’entrée.
– Mon frère, dit l’un, soufflons un instant et laissons à nos hommes le temps de nous rejoindre.
– Et le temps à l’enfant de préparer le miracle, dit l’autre… Que de meurtres! Que de sang, frère Thibaut! Croyez-vous vraiment qu’il ne vaudrait pas mieux répandre du vin, bonum vinum ?…
– Frère Lubin, ce sang est agréable à Dieu, songez-y!
– Oui, je ne dis pas non. Mais j’avoue que j’aimerais mieux être à la Devinière , sans compter qu’une balle égarée…
– Les balles ne s’égarent pas! Dieu reconnaît les siens.
Pendant que les moines, l’un sévère et l’autre dolent, devisaient ainsi, le groupe formé par les deux Pardaillan, le fossoyeur et le petit Jacques Clément s’arrêtait près d’une tombe où la terre était fraîchement remuée.
– C’est là! dit le fossoyeur.
Une minute, l’enfant parut troublé. Il murmura:
– Ma mère… comment était-elle, quand elle vivait?
– Pauvre petit, dit le chevalier, tu ne l’as donc pas connue?
– Non… mais elle va être contente. Sa tombe sera une des plus belles…
Alors, avec une habileté qui témoignait qu’il avait dû s’exercer à cette opération, il se mit à planter sur la tombe les touffes d’aubépine artificielle qu’il tirait de son paquet…
Et cela finit par former un gros buisson fleuri, comme si, par miracle, de l’aubépine se fût mise à fleurir en plein mois d’août. Le chevalier regardait le petit travailleur aller et venir. Quelque chose comme une larme roula sur ses joues et tomba sur la terre… sur la tombe de la mère du petit Jacques Clément… la tombe d’Alice de Lux et de Panigarola!…
L’enfant ayant levé les yeux, vit ces larmes du chevalier, et demeura tout saisi.
Il s’approcha et, prenant la main du chevalier, il dit gravement:
– Vous avez pleuré sur ma mère, jamais je ne l’oublierai… voulez-vous me dire votre nom?
– Je m’appelle le chevalier de Pardaillan…
– Le chevalier de Pardaillan… bien! Ce nom est gravé là… et votre figure est gravée là!
Il désigna successivement son front et son cœur.
– Mon petit, dit le chevalier, veux-tu que je te reconduise?
– Non, non… je n’ai pas peur… et puis, je veux rester ici… j’ai beaucoup de choses à dire à maman… laissez-moi seul…
– Adieu, mon enfant…
– Au revoir, chevalier de Pardaillan, dit gravement Jacques Clément.
Le vieux routier prit le chevalier par le bras et l’entraîna. Quelques instants plus tard, ils s’éloignaient du cimetière des Innocents, où le petit Jacques Clément était resté seul à causer avec sa mère…
Les deux moines, cependant, attendaient non loin de la porte du cimetière. Au bout d’une demi-heure, ils virent reparaître le petit Jacques Clément. Thibaut donna rapidement ses instructions à Lubin, qui gémit:
– Alors, il faut encore que je risque d’être tué dans la bagarre!
– Puisque Dieu reconnaît les siens, voyons! fit Thibaut. La Providence est là pour vous protéger.
– Ah! oui, c’est vrai… la Providence, dit Lubin d’un ton peu convaincu. Je n’y songeais pas, à la Providence.
– Soyez prompt, soyez fort, frère Lubin… moi je rentre au couvent, il faut accompagner l’enfant…
Lubin poussa un profond soupir et la graisse de ses joues trembla.
Thibaut avait pris Jacques Clément par la main. Il s’éloigna en disant:
– D’ailleurs, voici du renfort… fratres ad succurrendum! Allons, frère Lubin, c’est le moment!
Une cinquantaine d’individus à mine patibulaire s’approchaient du cimetière. En passant près d’eux, Thibaut leur fit un signe; puis il disparut rapidement, entraînant le petit.
– C’est égal, grommela Lubin, s’il s’était agi d’aller vider bouteille à la Devinière , frère Thibaut n’eût pas été si prompt à me confier aux soins de la Providence, tandis qu’il va me mettre à l’abri… Allons! je mourrai donc en odeur de sainteté…
Et il pénétra dans le cimetière sans avoir l’air d’apercevoir la bande qui s’engouffra derrière lui et le suivit.
Frère Lubin marcha tout droit à la tombe d’Alice de Lux.
– Que vois-je? cria-t-il de sa plus belle voix. De l’aubépine qui vient de fleurir!…
Et tombant à genoux, il leva les bras au ciel en tonitruant:
– Miracle! miracle! Loué soit le Seigneur!
– Miracle! miracle! hurlèrent les acolytes, comparses probablement inconscients de la comédie qui se jouait.
– C’est incroyable!
– Et pourtant cela est!
– C’est Dieu qui manifeste sa volonté.
– Mort aux hérétiques!
Ces cris se croisèrent pendant quelques secondes. Puis frère Lubin entonna le Te Deum repris en chœur par les gens qui l’entouraient. D’autres, entendant des clameurs, entraient dans le cimetière. Le bruit du miracle, rapidement colporté, se répandait dans tout le quartier; des gens accouraient, se pressaient parmi les tombes; au bout d’un quart d’heure, une foule énorme emplissait le cimetière, et chacun put se rendre compte qu’un magnifique buisson d’aubépine avait fleuri en plein mois d’août!… Alors les clameurs montèrent jusqu’au ciel; les cloches qui avaient paru s’apaiser se remirent à mugir avec plus de fureur…
Frère Lubin cueillit le buisson d’aubépine dont il eut soin de ne pas laisser une seule branche.
Alors, une douzaine de forts gaillards le saisirent, le placèrent sur leurs épaules; ce groupe fut étroitement entouré par les gens à mine patibulaire que Thibaut avait appelés des fratres ad succurendum (frères de renfort).
Et la procession s’organisa. Des prêtres surgirent. Des moines en quantités affluèrent.
Glorieux et reluisant de graisse, Lubin portant dans ses bras le buisson du petit Jacques Clément fut promené à travers Paris; sur son passage, l’ardeur se ranimait, le massacre reprenait des forces, la grande tuerie devenait plus furieuse, les clameurs de mort montaient, les cloches mugissaient, les sourdes détonations répercutaient leurs échos.
Tel fut le miracle de l’aubépine…
XLIV «… QUE DES CHIENS DÉVORANTS SE DISPUTAIENT ENTRE EUX.»
Les deux Pardaillan avaient essayé de mettre à exécution leur projet de gagner le Port des Barrés pour descendre la Seine en s’emparant de l’une des nombreuses barques attachées à quai.
Cette halte dans le cimetière, cette émotion qu’ils avaient éprouvée devant le pauvre petit orphelin venant en pareil jour fleurir la tombe solitaire, les avaient reposés et comme rafraîchis.
Ils s’élancèrent donc.
Mais à peine furent-ils sortis de cette sorte d’oasis que formait la tranquillité du cimetière et des environs qu’ils furent repris par les tourbillons des foules déchaînées: ils voulaient remonter le fleuve, un coup d’aile de la tempête humaine les renvoya vers le Louvre. Là, les masses de peuples se heurtaient dans les rues étroites, comme sur ces côtes déchiquetées où l’Océan, parmi les rochers, se hérisse, gronde, siffle avec plus de rage; dans une rapide vision, une porte du Louvre apparut aux deux Pardaillan; une porte grande ouverte, par delà le pont-levis baissé, et sous la voûte, deux canons braqués, et près des canons, des gens d’armes, la mèche allumée… puis tout cela disparut, de violentes poussées les entraînèrent jusqu’à un carrefour… là, on dansait!…
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