Son poing fermé se mit à marteler à grands coups le bouton de fer.
Mais dès le premier coup, un déclic avait retenti.
La porte de fer s’ouvrit.
Et alors, deux hommes, deux fantômes, livides, les yeux élargis par l’étonnement infini, les lèvres retroussées par le rictus des épouvantes surhumaines, apparurent…
– Sauvés! hurla Catho dans un éclat de rire effrayant.
Presque aussitôt, les sanglots firent explosion sur ses lèvres; elle s appuya à la muraille, défaillante, ravie, terrible et sublime, répétant dans un murmure:
– Sauvés!…
– Catho!…
Ce cri éclata en même temps, poussé par les deux hommes.
Un instant, ils demeurèrent comme pétrifiés devant le boyau empli de femmes qui maintenant riaient, battaient des mains, se félicitaient, jacassaient, pleuraient.
Alors ils comprirent!
Leur imagination, prompte comme la foudre, reconstitua l’épopée: Catho soulevant les ribaudes et les truandes pour envahir le Temple, et la bataille, et la ruée à travers les sombres couloirs; et ils comprirent pourquoi, au moment de se frapper, ils avaient entendu de sourdes rumeurs, pourquoi le plafond s’était arrêté net, pourquoi la porte s’était ouverte, pourquoi ils étaient vivants, libres, hors l’épouvantable cauchemar de la mécanique de fer!…
D’un bond, ils furent près de Catho.
D’un même mouvement, ils tombèrent à ses genoux, et chacun d’eux saisissant une de ses mains, y déposa un long baiser.
Catho, appuyée au mur, se laissait faire, comme si elle eût compris que cet hommage venant de pareils hommes était la suite toute naturelle du rêve de son âme simple, violente et douce.
Le gnome, le monstre, en sautillant sur ses jambes torses, s’était faufilé, avait fui, effaré, stupide de terreur et d’étonnement.
Dans l’étroit couloir, le silence s’était rétabli, et on entendait seulement la sourde rumeur qui venait du monde des vivants en train d’accomplir la grande hécatombe.
Le vieux Pardaillan, le premier, sortit de cette extase qui les avait fait tomber à genoux devant Catho.
Il se releva, le sourcil froncé, la moustache hérissée, et de cette voix brève, sans expression saisissable qu’on a dans les moments tragiques:
– Partons! Malheur à eux!…
Eux!…
C’était dans l’esprit du routier les abominables bourreaux qui avaient imaginé pour son fils et pour lui l’horreur d’un supplice sans nom.
– Oui, dit le chevalier en se relevant alors, partons! Nous avons quelque chose à faire!
Il avait dit cela d’une voix si calme qu’il était impossible d’y découvrir une émotion.
Mais le vieux Pardaillan comprit, lui, car il murmura entre ses dents serrées:
– Gare aux loups, maintenant que ce lion est déchaîné!… Allons, viens, Catho!
Catho voulut faire un pas. Brusquement, elle s’affaissa.
– Par le ciel! gronda le chevalier, elle est blessée…
Catho sourit. Elle montra du doigt son sein droit ensanglanté. D’un geste rapide, le vieux routier acheva de déchirer le corsage déjà en lambeaux. Le sein apparut. Une plaie large et profonde laissait échapper du sang qui ne sortait déjà plus que goutte à goutte.
– Partez! râla Catho.
– Sans toi! Jamais!…
De nouveau, elle sourit. Ses yeux de bon chien fidèle s’attachèrent sur le vieux routier, puis sur le chevalier.
– Tout de même, murmura-t-elle à mots entrecoupés, ils… ne vous… auront pas… partez… adieu…
– Catho! ma pauvre Catho!
Les deux Pardaillan s’étaient mis à genoux. Ils soutenaient dans leurs bras, l’un les épaules, l’autre la tête de la blessée.
Elle continuait à sourire.
Elle comprenait bien que tout était fini pour elle. Tout à coup, ses yeux fixés sur le chevalier devinrent vitreux. Elle eut une légère secousse. Un souffle léger s’exhala de ses lèvres entrouvertes. Et ce fut ainsi, en souriant et en regardant le chevalier de Pardaillan, qu’elle se raidit dans le suprême effort de la vie qui quitte le corps.
– Morte! gronda le vieux Pardaillan avec un juron de malédiction.
– Morte! répéta le chevalier avec un sanglot terrible chez lui.
– Les voilà! Les voilà! hurla à ce moment à l’entrée du couloir une voix féroce, délirante et tremblante à la fois.
Et un homme apparut, haletant, convulsé, hideux à voir… suivi d’une vingtaine de soldats.
Et cet homme, c’était Ruggieri qui cherchait sa proie, Ruggieri qui venait chercher le sang nécessaire à la réincarnation – à son rêve de magicien fou furieux!
Les deux Pardaillan bondirent et se ruèrent vers l’entrée du boyau. D’instinct les ribaudes, collées au mur à droite et à gauche, leur firent un passage. Mais dès qu’ils se trouvèrent en tête, elles remplirent le couloir de leurs cris assourdissants.
– Catho est morte!
– Vengeons-la!
– Mort au guet!
– En avant! En avant…
En un instant, les Pardaillan s’étaient heurtés au groupe de soldats qui apparaissait. Les deux premiers tombèrent mortellement frappés à coups de l’arme bizarre et courte qu’ils portaient – des poinçons, paraissait-il.
Devant cette attaque furieuse, devant les visages des furies déchaînées qui hurlaient à la mort derrière les deux hommes, les autres soldats s’arrêtèrent. Le vieux routier et son fils avaient ramassé les piques des deux soldats tombés. De nouveau, ils foncèrent.
Dans le boyau, il n’y avait place que pour deux de front.
La nouvelle attaque des Pardaillan jeta par terre les deux plus avancés.
En même temps, la bande des ribaudes agitant ses armes, dagues, pistolets, tronçons d’épées, poussait des cris terribles: en désordre, les soldats remontèrent précipitamment l’escalier.
Saris un mot, livides, hérissés, les Pardaillan montèrent par bonds furieux; à chaque bond, un coup de pique, à chaque coup, un juron; à chaque juron, un homme qui tombait.
Cela dura deux ou trois secondes.
Tout à coup, les Pardaillan se virent à l’air, dans une cour. Ils respirèrent largement et, d’un même mouvement instinctif, levèrent les yeux comme pour se rendre compte qu’ils ne rêvaient pas, qu’ils voyaient bien une réalité: les sombres bâtiments du Temple, et là-haut, le ciel où brillaient des étoiles pâlies par l’approche de l’aube. Alors, ils entendirent le grand tumulte des cloches, des arquebusades, de l’énorme tuerie, et ils frissonnèrent…
– Feu! tonna la voix d’un officier.
Les deux Pardaillan tombèrent à plat ventre, la décharge passa au-dessus d’eux, et ils se relevèrent d’un bond.
L’officier avait rangé ses hommes au fond de la cour, sur un seul rang. Les arquebuses déchargées, il hurla:
– En avant!
Alors, dans cet étroit espace qu’éclairaient les premières lueurs de l’aube, il y eut une mêlée fabuleuse, comparable en ses évolutions désordonnées aux tourbillons d’un cyclone. En effet, les soldats croyant que les Pardaillan étaient les chefs de cette bande de furies, les avaient entourés. Le vieux routier et le chevalier s’étaient adossés l’un à l’autre; autour d’eux tourbillonnaient les hommes d’armes, et autour des hommes d’armes, avec des cris stridents, tourbillonnaient les femmes.
Ruggieri, cependant, courait comme un insensé, s’arrachant les cheveux et vociférant des malédictions.
– À l’aide! À l’aide! Ils s’échappent! Oh! il n’y a donc plus personne! Au meurtre! À moi!…
Il parvint à la grande porte et l’ouvrit, affolé, ne sachant plus ce qu’il faisait.
Des groupes de catholiques passaient, le mouchoir blanc au bras.
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