La damnée fit une pause comme si elle avait attendu une réponse et elle reprit d’une voix lamentable:
– Non, on ne peut le considérer comme un père, et ma fille le méprise et l’exècre!… Moi, Jean-François, j’avais espéré que tu me vengerais, que tu nous vengerais tous. Et cela eût adouci nos tourments. Mais tu es lâche, tu n’oses pas, tu recules, et je te maudis, nous te maudissons tous, nous ses victimes!… et tu seras des nôtres, Jean-François, puisque tu as peur!
Et Ravaillac, les cheveux dressés, emporté par l’épouvante, hurla:
– Je frapperai! j’en jure Dieu et la Vierge! Je ne savais pas, moi! Je croyais bien faire! Mais puisqu’il n’est son père que par suite d’un crime… il est condamné!…
Au même instant, un sourd grondement se fit entendre. L’infernale vision s’évanouit. La fulgurante clarté s’éteignit brusquement, le brasier disparut, le mur reprit sa place, la lueur blafarde perça péniblement à travers les vitres de l’imposte réapparues.
Ravaillac, debout, au milieu de la petite pièce, se demanda s’il n’avait pas rêvé. Mais la chaleur étouffante qui régnait encore, mais le mur brûlant sur lequel il alla poser la main, attestèrent qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Et d’ailleurs il était debout, il allait, il venait, il voyait le moine étendu sur son lit. Et précisément, comme pour mieux lui prouver qu’il était bien éveillé, Parfait Goulard parla. Il lui dit avec un reste d’aigreur:
– Eh bien, en as-tu fini avec tes imaginations? Vas-tu te reposer enfin?
– Non, mon frère, répondit doucement Ravaillac, je vais prier.
– Prie, si tu veux, mais ne beugle pas! Dieu n’est pas sourd. Sans répondre, Ravaillac se mit à genoux et pria, comme il l’avait dit, avec plus de ferveur que jamais.
L’insupportable chaleur disparaissait peu à peu. Maintenant une agréable fraîcheur régnait dans la chambre. Des bouffées de parfums très doux arrivaient on ne savait d’où. L’angoisse et la terreur qui étreignaient le malheureux prosterné sur le parquet faisaient place à un bien-être délicieux.
Et tout à coup, les sons d’une musique céleste arrivèrent jusqu’à son oreille charmée, mystérieux et lointains. Il redressa sa tête extasiée. Une fois encore, il se trouvait plongé dans les ténèbres épaisses. Une fois encore, un frisson l’agita. Mais cette fois-ci, le frisson était très doux.
Brusquement le mur disparut de nouveau. Une lueur pâle, tamisée éclaira la chambre. Il s’approcha les mains jointes. L’abîme insondable et infranchissable était encore là. Mais plus de brasier ardent. À la place, des plantes et des fleurs, comme il n’en avait jamais vu de pareilles. Et ces plantes et ces fleurs embaumaient l’air de parfums d’une douceur enivrante.
Il leva les yeux et tomba à genoux, ébloui, fasciné, les traits animés d’une joie puissante qui le transfigurait.
Là-bas, très loin, mais très visible, sur un trône d’or, Dieu lui-même, tel qu’il l’avait toujours vu représenté dans les missels et dans les tableaux qui ornaient les églises. À la droite de Dieu, un siège vide. Autour de lui, des anges, d’une beauté irréelle, allaient et venaient en chantant. Et des orgues, des harpes, des violes les accompagnaient en sourdine.
Chacun de ces anges, vêtus de longs voiles de soie flottants, avait une auréole d’or autour de la tête et chaque auréole portait un nom. Depuis saint Clément – qui paraissait jouir d’une vénération toute particulière – en passant par saint Jean Chastel, tous ceux qui avaient essayé d’attenter à la vie du roi, figuraient dans cette vision céleste. Ils étaient exactement dix-sept. En comptant Jacques Clément, cela faisait dix-huit.
Et le chœur qu’ils chantaient, célébrait la gloire des martyrs qui, en frappant l’hérétique, avaient sacrifié leur vie pour délivrer le peuple.
Quand le chœur fut achevé, Dieu lui-même parla:
– Jean-François, dit-il, va! Accomplis l’œuvre sainte! Ta place t’attend parmi les élus.
Et il désignait le siège inoccupé, placé à sa droite.
Transporté, Ravaillac cria:
– J’obéirai, Seigneur, j’obéirai!
Et il tomba à la renverse, évanoui, terrassé par la joie délirante qui l’étreignait. Ou peut-être endormi de nouveau par le parfum de ces fleurs artificielles, dont, avec délices, il avait aspiré l’odeur pénétrante, à pleines narines.
Cet évanouissement ne fut pas de longue durée. Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait exactement à la place où il était tombé, à deux pas du mur qui avait repris sa place. Il jeta autour de lui un regard extasié, et ses traits se crispèrent douloureusement quand il reconnut qu’il se trouvait toujours dans le même décor, plongé dans un clair-obscur, et auquel rien n’était changé.
À genoux, à côté de lui, frère Parfait Goulard lui prodiguait des soins empressés.
– Eh bien, compère! s’écria joyeusement le moine, te voici revenu au sentiment!… On n’a pas idée de s’épuiser ainsi en prières et macérations! Que diable, mon cher, Dieu n’est pas si exigeant! Il ne nous demande pas de nous faire les bourreaux de notre propre corps. Il faut une juste mesure en tout.
– J’ai dormi, n’est-ce pas? interrogea Ravaillac avec une anxiété visible.
– Non, par la Vierge! tu n’as pas dormi une seconde! Tu t’es acharné à prier, tu as eu encore je ne sais quelles imaginations, produit de l’extrême faiblesse où te voilà. Si tu avais dormi, malheureux tu ne te serais pas évanoui de fatigue. Comment, ne te souviens-tu pas que je t’ai vertement gourmandé parce que tu m’empêchais de reposer?
– Je me souviens, frère Goulard, fit Ravaillac avec un sourire heureux. Et, fixant sur le moine un œil scrutateur:
– Ainsi, vous n’avez rien vu, rien entendu?
– Allons, bon! gronda le moine entre haut et bas, voilà ses lubies qui le reprennent.
Ravaillac eut un sourire entendu et murmura:
– C’est que vous n’êtes pas un élu, vous!
L’abominable comédie dont il venait d’être victime avait produit sur ce cerveau détraqué une impression que rien ne devait effacer. Parfait Goulard, qui l’avait organisée, le comprit bien. Et, dans l’ombre, il eut un sourire de sinistre satisfaction, cependant que, fidèle à son rôle, il bougonnait tout haut:
– Allons, écoute-moi une bonne fois. Couche-toi et repose. Sans quoi, tu n’auras jamais la force de te mettre en route demain matin!
– C’est inutile, dit paisiblement Ravaillac, je ne partirai pas!
– Çà, quelle mouche te pique?
– Écoutez, frère Goulard, si je pars, je suis damné!… Je vais griller pour l’éternité, au plus profond des enfers. Vous ne voulez pas, j’imagine, que je sois damné?
– Non, tripes du pape! Je suis d’Église et ma profession est d’arracher des âmes aux griffes de Satan, non de les lui livrer.
– Alors, vous voyez bien, il faut que je reste. D’ailleurs, c’est l’ordre!
– L’ordre de qui?
– De Dieu!
Le moine comprit que la décision était irrévocable. Il leva vers le plafond des bras découragés, et:
– Fiat voluntas tua! dit-il.
Ravaillac se leva, prit son chapeau et, se raidissant contre l’émotion qui l’étreignait:
– Je vous serai éternellement reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, dit-il doucement.
Et il ajouta:
– Puis-je partir?
– Mais tu n’es pas prisonnier! s’écria Goulard d’un air de dignité outragée. Tu n’as qu’à ouvrir. Je ne te retiendrai pas, ingrat que tu es!
– Je ne suis pas ingrat, répondit tristement Ravaillac, j’accomplis ma destinée, simplement!
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