Jehan le Brave, en quittant Pardaillan, sortit de Paris par la porte Montmartre. Il passa devant la maison de Perrette la Jolie, sans s’arrêter. Il sifflotait un air de chasse. Comme il arrivait au château des Porcherons, il fut rejoint par Gringaille, sorti de derrière une haie où il se tenait caché, surveillant la porte de la petite maison.
– Eh bien? demanda Jehan.
– Tout va bien, chef. Tranquillité absolue.
– N’importe, continuez à veiller plus attentivement que jamais. Avant longtemps, mes braves compagnons, j’espère vous décharger de cette assommante garde.
– Pour assommante, avoua franchement Gringaille, c’est une corvée assommante, on ne peut pas dire le contraire. Mais, cornedieu, chef! c’est pour le service de la mignarde demoiselle, et vous savez que pour elle nous nous ferions étriper de tout cœur… Et puis, il y a aussi Perrette, ma sœur. Vous savez que Carcagne en est plus féru que jamais. Il ne trouve pas la corvée assommante, lui, pensez donc: il respire le même air que sa belle, il la voit passer quelquefois. Il est aux anges. Pas de danger qu’il oublie l’heure de la garde, lui.
Jehan eut un sourire.
– Vous nichez toujours rue du Bout-du-Monde? demanda-t-il.
– Toujours. À cause de la vue. Du moment qu’on a de quoi payer le loyer, on a eu vite fait la paix avec le propriétaire.
Rassuré de ce côté, Jehan s’en alla, après avoir serré la main de Gringaille, heureux de cette marque d’amitié.
Pendant que le Parisien reprenait sa garde, comme il disait, Jehan se mit en quête de Ravaillac. À l’auberge des Trois-Pigeons, on lui dit que le rousseau était parti en disant qu’il retournait dans son pays.
– Tout est pour le mieux, pensa le jeune homme.
Et il rentra en ville par la porte Saint-Honoré. Il était sombre et préoccupé. Il pensait à ce que lui avait dit Pardaillan au sujet du roi et il se désolait de voir que la fortune, qu’il croyait avoir saisie par son unique cheveu, s’éloignait de plus en plus. Et, par contrecoup, il ne pouvait s’empêcher de penser à cette fortune colossale qui dormait inutile, au pied de l’escalier du gibet de Montmartre.
La vérité nous oblige à dire qu’il oubliait complètement les avertissements du chevalier au sujet d’Acquaviva. Il ne pensait pour l’instant qu’à ces millions et dix fois il se posa la question:
– Si j’y allais?
Il eut cependant la force de résister à cette tentation. Mais il en eut une autre à laquelle il succomba. Il se dit qu’il n’était pas tard et qu’il ferait bon s’offrir un joli temps de galop dans la campagne, ne fût-ce que pour se rendre compte de la valeur de son cheval Zéphir.
Il revint rue Saint-Denis, à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Il se glissa dans l’écurie, sella lui-même son cheval et partit à fond de train. Le plaisir qu’il trouva à cette promenade lui fit oublier momentanément ses soucis. Il se grisa de grand air, en des courses folles, se livra à une étude sérieuse de sa monture dont il se déclara enchanté, tua agréablement quelques heures et revint comme la nuit tombait, l’appétit aiguisé par cette longue chevauchée.
– Il remit lui-même son cheval à sa place et s’en alla souper dans une taverne de la rue Saint-Denis. Lorsqu’il en sortit, il était tard. Les rues étaient sombres, désertes, silencieuses. Il n’en avait cure et avançait dans l’obscurité avec son insouciance accoutumée, coupant au plus court, pressé qu’il était de s’allonger entre les draps de son étroite couchette.
Rue de Béthisy, à quelques pas de chez lui, il lui sembla tout à coup percevoir derrière lui comme un glissement de larves. Il fit un bond de côté.
Une balle passa en sifflant à quelques pouces de son visage. Au même instant, un autre coup de feu retentit. Il tomba à la renverse, laboura le sol à coups de talon convulsifs et demeura immobile, étendu raide sur la chaussée.
Une voix, dans la nuit, grogna:
– Il en tient!
Deux ombres s’approchèrent en rampant, le poignard au poing.
– Je crois qu’il est mort, reprit la même voix.
– N’importe, dit l’autre voix, il faut bien s’en assurer. La besogne est assez bien payée pour qu’on l’accomplisse en conscience.
Jehan ne bougeait pas. Il devait être mort ou tout au moins évanoui. Les deux ombres, prudemment, vinrent jusqu’à lui. Deux bustes se penchèrent, les deux poignards levés en un geste foudroyant jetèrent dans la nuit une lueur blafarde. Les deux bras ne retombèrent pas et un double hurlement de douleur se confondit en un seul.
Jehan n’avait pas été touché. Au moment où la première balle siffla à ses oreilles, les paroles de Pardaillan passèrent comme un éclair dans son esprit. Il se laissa tomber au moment précis où éclatait le second coup de feu. La manœuvre lui était familière sans doute.
Il vit les deux ombres s’approcher, il entendit les paroles échangées à voix basse et ne fit pas un mouvement. Mais, lorsque les deux bustes se penchèrent pour l’achever, il projeta ses deux pieds en avant, avec une irrésistible violence.
Atteints en pleine poitrine, les deux assassins allèrent s’étaler sur la chaussée où ils demeurèrent étourdis.
– Il faut les faire parler maintenant! se dit Jehan.
D’un bond, il fut sur eux et les étreignit à la gorge. C’était un moyen excellent pour les expédier ad patres, mais non pour les faire parler, comme telle était son intention. Il faut croire cependant que c’était la bonne manière, car ils ouvrirent des yeux terrifiés et râlèrent:
– Grâce, monseigneur!
– Coquins, gronda Jehan, je vous fais grâce, à la condition que vous me disiez qui vous a payés pour me meurtrir… sinon je vous étrangle tous les deux.
Et il pressa plus fort sur les deux gorges.
– Je dirai tout, s’étouffa un des deux malandrins, mais… ne serrez pas tant… vous… m’étran…
Jehan desserra son étreinte et confisqua prudemment les deux poignards qui se trouvaient à ses pieds, en disant:
– Parle, coquin!
Le coquin souffla péniblement et grimaça:
– Tudieu! quelle poigne!
– Qui vous a payés pour me meurtrir? répéta froidement Jehan.
– Je ne le sais pas, monseigneur.
– Tu mens, coquin! Parle… ou ta dernière heure est venue. Et il le saisit de nouveau à la gorge.
– Sur mon salut éternel, je vous jure que nous ne savons pas! gémit le misérable.
Jehan le vit sincère. Il le lâcha encore une fois et:
– Voyons, je vous ai entendus dire que vous étiez bien payés. Vous ne connaissez pas celui qui vous a payés, soit!… Mais vous l’avez vu… dépeignez-le-moi un peu.
– Nous ne l’avons pas vu… attendu qu’il avait le capuchon rabattu jusque sur le nez… Tout ce que je peux dire, c’est que c’est un religieux… ou du moins, il en avait le costume.
Jehan était fixé. Il n’insista pas davantage.
– C’est bon! dit-il d’un air dédaigneux. Je vous fais grâce, coquins!… Filez prestement… et ne vous retrouvez jamais sur mon chemin, si vous tenez à votre peau.
Les deux malandrins se relevèrent péniblement et détalèrent avec une précipitation qui dénotait une frayeur intense.
Rentré dans sa chambre, Jehan ferma sa porte à double tour, ce qui ne lui était jamais arrivé de faire. Il se jeta dans son fauteuil et se mit à réfléchir à cette aventure.
– C’est Acquaviva qui commence la chasse, se dit-il. M. de Pardaillan avait raison… comme toujours. Ventre-veau, la vie ne sera plus tenable si je dois essuyer tous les jours de telles avanies!
Son naturel insouciant reprenant le dessus, il conclut:
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