Napoléon se lève. Il n'attend pas la fin de l'opéra, il rentre au palais royal. Il doit agir vite. Le temps manque toujours.
Il écrit. À Eugène de Beauharnais, pour lui ordonner de se rendre d'urgence à Munich. Il arrache au roi de Bavière son consentement. Il dote sa fille avec munificence. Augusta de Bavière doit recevoir le lendemain de ses noces 50 000 florins, et il lui est promis 100 000 francs par an pour ses dépenses personnelles et un domaine de 500 000 francs à la mort de son mari.
Voici Eugène, vice-roi d'Italie, qui se présente à l'Empereur avec ses longues moustaches retroussées de colonel des chasseurs de la Garde. Napoléon lui pince l'oreille, lui donne une petite tape sur la nuque - ses marques d'affection habituelles. Il faut, dit l'Empereur, couper ces moustaches trop longues pour plaire à Augusta. Cela aussi, c'est un ordre.
Il est le Maître.
Il confie à Cambacérès qu'il retarde de quelques jours son arrivée à Paris pour conclure le mariage d'Eugène et d'Augusta. « Ces jours paraîtront longs à mon cœur, dit-il, mais après avoir été sans cesse livré aux devoirs d'un soldat, j'éprouve un tendre délassement à m'occuper des détails et des devoirs d'un père de famille. »
Le 13 janvier 1806, à 1 heure de l'après-midi, dans la grande galerie du palais royal, Napoléon assiste à la signature officielle du contrat de mariage. Et le 14, à 7 heures du soir, il préside dans la chapelle royale la cérémonie religieuse suivie d'un Te Deum et d'un banquet. Au bras du roi de Bavière, l'impératrice Joséphine est rayonnante. Encore belle. Napoléon sert de cavalier à Augusta.
- Je vous aime comme un père, lui dit-il, et je compte que vous aurez pour moi toute la tendresse d'une fille.
Le couple doit regagner l'Italie.
- Ménagez-vous dans votre voyage, ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez, en prenant tout le repos convenable, murmure Napoléon. Songez bien que je ne veux pas que vous soyez malade.
Après le banquet, Napoléon se retire dans son cabinet de travail.
C'est le silence de la nuit après l'éclat bruyant des festivités, le chatoiement des robes et des uniformes, le charme de la beauté des femmes, la grâce d'Augusta et la joie d'Eugène de Beauharnais. Il aime ce beau-fils devenu son fils adoptif. Par ce mariage, un premier lien est établi avec les familles régnantes d'Europe. Max-Joseph, roi de Bavière, père d'Augusta, est un Wittelsbach, dont les ancêtres sont présents dans toutes les dynasties.
Comment assurer l'avenir de la mienne, issue de la Révolution, si je ne la fais pas entrer, en forçant leurs portes à coups de victoires militaires, dans les maisons royales qui ont pour elles la légitimité que donnent les siècles passés ?
Mais certains ne comprennent pas ce dessein.
Napoléon trouve sur sa table une lettre de Murat, sans doute dictée par Caroline, son épouse, et sœur de Napoléon.
« La France, écrit Murat, quand elle vous a élevé sur le trône, a cru trouver en vous un chef populaire, décoré d'un titre qui devait le placer au-dessus de tous les souverains de l'Europe. Aujourd'hui, vous rendez hommage à des titres de puissance qui ne sont pas les vôtres, qui sont en opposition avec les nôtres, et vous allez seulement montrer à l'Europe combien vous mettez de prix à ce qui nous manque à tous, l'illustration de la naissance. »
Murat le valeureux, Caroline l'ambitieuse et la jalouse, contestent donc ma stratégie - par attachement aux principes révolutionnaires, par inquiétude ou par dépit ? Qu'importe ! je suis le Maître .
« Monsieur le prince Murat, répond Napoléon, je vous vois toujours avec confiance à la tête de ma cavalerie. Mais il ne s'agit pas ici d'une opération militaire, il s'agit d'un acte politique, et j'y ai bien réfléchi. Ce mariage d'Eugène et d'Augusta vous déplaît. Il me convient, et je le regarde comme un grand succès, comme un succès égal à la victoire d'Austerlitz. »
Il est le Maître.
Et ce mariage n'est qu'un premier pion qu'il pousse. Il pense à réunir la Hollande, la Suisse, l'Italie, en un ensemble. « Mes États fédératifs, murmure-t-il, ou véritablement l'Empire français. »
Il décide que le Code civil sera appliqué dans le royaume d'Italie. N'a-t-il pas été couronné roi d'Italie à Milan ? Et Eugène n'est-il pas vice-roi d'Italie ?
Le 19 janvier 1806, il propose à Joseph, son frère aîné, la couronne du royaume de Naples. Et les troupes françaises sont chargées de l'occuper. Les Bourbons s'enfuient en Sicile sous la protection de la flotte anglaise.
Ne reste en Italie comme souverain hostile que le pape Pie VII. Et le souverain pontife proteste, écrit à Napoléon pour s'indigner de l'occupation, par les troupes françaises, d'Ancône, territoire pontifical.
« Je me suis considéré, répond Napoléon, comme le protecteur du Saint-Siège... Je me suis considéré, ainsi que mes prédécesseurs de la deuxième et de la troisième race, comme le fils aîné de l'Église, comme ayant seul l'épée pour la protéger et la mettre à l'abri d'être souillée par les Grecs et les Musulmans. »
Pourquoi le pape ne le comprend-il pas ?
Napoléon s'indigne. Il dit au cardinal Fesch, son grand-oncle qui le représente à Rome : « Je suis religieux mais je ne suis point cagot. Le Pape m'écrit la lettre la plus ridicule, la plus insensée... » Napoléon tempête ; il faut que Pie VII plie.
« Pour le Pape, ajoute-t-il, je suis Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards et que mon Empire confine avec l'Orient. J'entends donc que l'on règle avec moi sa conduite sur ce point de vue. Je ne changerai rien aux apparences si l'on se conduit bien, autrement, je réduirai le Pape à être évêque de Rome... Il n'y a rien en vérité d'aussi déraisonnable que la cour de Rome. »
Je suis le Maître .
Mais régner exige que l'on soit implacable. Point de pitié. Point d'hésitation.
Au général Junot qu'il nomme gouverneur général des États de Parme et de Plaisance, il dit : « Ce n'est pas avec des phrases qu'on maintient la tranquillité en Italie. Faites comme j'ai fait à Binasco [pendant la campagne d'Italie] : qu'un gros village soit brûlé ; faites fusiller une douzaine d'insurgés et formez des colonnes mobiles, afin de saisir partout les brigands et de donner un exemple aux peuples de ces pays. »
Joseph, le tortueux Joseph, l'hésitant Joseph, sera-t-il capable de la fermeté nécessaire ? Napoléon convoque Miot de Melitto qui part avec le nouveau roi de Naples.
Napoléon parle d'une voix cassante.
- Vous direz à mon frère Joseph que je le fais roi de Naples, mais que la moindre hésitation, la moindre incertitude le perd entièrement... Point de demi-mesures, point de faiblesse. Je veux que mon sang règne à Naples aussi longtemps qu'en France. Le royaume de Naples m'est nécessaire...
Napoléon se souvient des réticences de son frère au moment du sacre impérial, de son refus d'accepter la vice-royauté d'Italie, de sa jalousie de frère aîné qui subit la gloire de son cadet.
Napoléon s'approche de Miot de Melitto.
- Tous les sentiments d'affection cèdent actuellement à la raison d'État, dit-il. Je ne reconnais pour parents que ceux qui me servent... C'est avec mes doigts et ma plume que je fais des enfants... Je ne puis plus avoir de parents dans l'obscurité. Ceux qui ne s'élèveront pas avec moi ne seront plus de ma famille. J'en fais une famille de rois, ou plutôt de vice-rois...
Quelques jours plus tard, Napoléon reçoit une lettre de Joseph, roi de Naples.
« Une fois pour toutes, écrit Joseph, je peux assurer Votre Majesté que tout ce qu'elle fera, je le trouverai bien... Faites tout pour le mieux, et disposez de moi comme vous le jugerez le plus convenable pour vous et pour l'État. »
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