Encore une grande culture n'est-elle pas, même sur le mode épique, un atelier d'antiquaire supérieur. Et la culture américaine est un domaine de connaissances infiniment plus qu'un domaine de culture organique, dès que l'Europe en est rejetée .
Par ailleurs, l'Amérique donne actuellement leur accent aux arts de masse : la radio, le cinéma et la presse .
Son art nous paraît surtout spécifiquement américain quand il est un art de masses. Et, mon Dieu, entre l'esprit de Life et l'esprit de Samedi-Soir il n'y a pas tellement de différence ; simplement il y a plus d'Américains que de Français...
Enfin, l'Amérique possède un romanesque particulier. Mais, de nouveau, est-il spécifiquement américain ? Il y a, incontestablement, une attitude américaine à l'égard du monde, qui est une réduction permanente de celui-ci à sa donnée romanesque. Mais vous rappellerai-je que, dans les Trois Mousquetaires, Richelieu est moins un grand homme pour ce qu'il fit de la France, que pour avoir signalé au Roi l'absence des ferrets d'Anne d'Autriche ? L'Amérique, pour l'instant, signifie le romanesque plus que tout autre pays, mais elle le signifie probablement en tant que pays de masses. Et la culture est bien au delà de tels problèmes. Que pensent les Américains cultivés ? Ils pensent que la culture américaine est une des cultures nationales de l'Occident, qu'il n'y a pas plus de différence entre la haute culture américaine et la haute culture française, qu'entre celle-ci et la culture anglaise, ou ce que fut la haute culture allemande. Nous ne sommes pas, en Europe, des gens qui se ressemblent tellement ! et croyez bien qu'entre le behaviourisme et le bergsonisme l'écart n'est pas d'une autre nature qu'entre Bergson et Hegel. En définitive, jamais l'Amérique ne s'est conçue par rapport à nous, dans l'ordre culturel, comme une partie du monde : elle s'est toujours conçue comme une partie de NOTRE monde. Il y a moins d'art américain que d'artistes américains. Nous avons les mêmes systèmes de valeurs ; ils n'ont pas tout l'essentiel du passé de l'Europe, mais tout ce qu'ils ont d'essentiel est lié à l'Europe. Je le répète : la culture américaine, en tant que distincte de la nôtre comme l'est la culture chinoise, est une invention pure et simple des Européens.
Et il n'y a d'hypothèse de culture spécifiquement américaine, opposée à la nôtre, que dans la mesure précise de la démission de l'Europe.
Il est difficile de tenir sans malaise la Russie pour un pays d'Europe.
Saint-Pétersbourg donnait (et Leningrad donne encore) l'impression d'un « établissement » européen, d'un vaste comptoir impérial d'Occident - magasins, casernes et coupoles, - une New Delhi du Nord.
Mais tenir les Russes, comme l'ont fait de tout temps leurs adversaires, pour des Asiatiques, donc des sortes de Chinois ou d'Hindous, est dérisoire. La vérité est peut-être qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux les cartes de géographie, et que la Russie n'est ni en Europe ni en Asie (elle est en Russie) ; comme le japon, où l'amour et l'armée tiennent un si grand rôle, n'est ni en Chine ni en Amérique.
Les autres pays d'Europe font partie de notre culture par strates et par échanges. À certains siècles, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Angleterre l'ont dominée. Tous ces pays ont en commun le mythe culturel de la Grèce et de Rome, et l'héritage de quinze siècles de chrétienté commune. Ce dernier héritage qui, à lui seul, sépare les Slaves de Bohême des Slaves de Russie, pèse sans doute singulièrement lourd ; et l'héritage de Byzance pesa, lui aussi, assez lourd sur la Russie pour que la peinture russe n'ait jamais pu complètement s'en défaire, et pour que Staline évoque maintenant au moins autant Basile II que Pierre le Grand.
La Russie n'est entrée dans la culture occidentale qu'au XIXe siècle, par sa musique et par ses romanciers. Encore Dostoïevski est-il peut-être le seul d'entre ces derniers qui se veuille spécifiquement russe.
Ilya Ehrenbourg a répondu indirectement à une interview que j'avais donnée sur la civilisation atlantique, en demandant : « Qu'est-ce qui est européen : la bombe atomique ou Tolstoï ? »
Si vous voulez bien, laissons la bombe atomique tranquille. Si les Russes ne la possédaient pas alors, ce n'était certainement pas faute de l'avoir cherchée. Et nous présenter Staline comme un type dans le genre de Gandhi n'est pas très sérieux !
Reste Tolstoï. Duquel parlons-nous ? L'auteur d' Anna Karénine et de la Guerre et la Paix ne fait pas seulement partie de l'Europe, il est un des sommets du génie occidental. Selon une phrase fameuse : « Il est bon de ne pas cracher dans les fontaines où l'on s'est abreuvé. » Lorsqu'il écrivait ses romans, il se voulait d'ailleurs européen, se sentait nommément en rivalité avec Balzac. Mais s'il s'agit du comte Léon Nicolaïevitch qui, lui, tente de vivre comme une sorte de Gandhi chrétien, meurt dans la neige à la manière d'un héros de byline ; qui écrit « qu'il préfère à Shakespeare une bonne paire de bottes » alors je pense à l'un des grands inspirés de Byzance - et s'il fallait à tout prix le comparer à un autre génie, ce serait à Tagore, inséparable de l'Inde, et écrivant, avec la Maison et le Monde, l'un des grands romans universels ; ce ne serait pas à Stendhal.
Ce qui le sépare le plus de nous, c'est sans doute aussi ce qui nous sépare de la Russie : son dogmatisme oriental. Staline croit à sa vérité, et sa vérité est sans marge ; mais Tolstoï, dès qu'il se sépara de l'Occident, ne crut pas moins à la sienne ; et le génie de Dostoïevski fut mis, pendant toute la vie de celui-ci, au service d'une prédication indomptable. La Russie n'a jamais eu ni Renaissance, ni Athènes ; ni Bacon, ni Montaigne.
Il y a toujours, en Russie, ce qui se veut Sparte et ce qui se veut Byzance. Sparte s'intègre facilement à l'Occident ; Byzance, non. Aujourd'hui, on pourrait voir dans l'industrialisation forcenée de cet immense pays agricole, tentée en trente ans, le plus furieux effort d'occidentalisation qu'il ait connu depuis Pierre le Grand. « Rattraper et dépasser l'Amérique ! »
Mais l'esprit russe se défend d'autant plus que cet effort est plus grand.
Ce n'est pas par hasard que les communistes russes attaquent Picasso. Cette peinture met en question le système même sur lequel ils se fondent ; elle est, qu'elle le veuille ou non, la présence la plus aiguë de l'Europe.
Dans l'ordre de l'esprit, tout ce que la Russie appelle formalisme, et qu'elle déporte ou tue inlassablement depuis dix ans, c'est l'Europe. Peintres, écrivains, cinéastes, philosophes, musiciens suspects sont d'abord suspects de subir l'influence de l'« Europe pourrie ». Européens, Eisenstein, Babel, Prokofiev ! L'esprit de l'Europe est un danger pour une industrie pharaonique. La condamnation de Picasso à Moscou n'est nullement un accident : elle veut être une défense des plans quinquennaux...
Selon que de tels artistes meurent à temps, ou un peu trop tard, ils sont ensevelis avec honneur dans le mur du Kremlin, ou sans honneur au pied du mur sibérien du camp de déportés.
La vraie raison pour laquelle la Russie n'est pas européenne n'a rien à voir avec la géographie : c'est la volonté russe.
Je ne fais pas ici un cours d'histoire de la culture : je ne parlerai de l'Europe que par rapport à l'Union Soviétique et aux États-Unis. Elle a présentement deux caractéristiques :
La première, c'est son lien entre art et culture. Ces deux domaines sont séparés en Russie par le dogmatisme de la pensée. Ils sont non moins irréductiblement séparés aux États-Unis, parce qu'aux États-Unis l'homme de la culture n'est pas l'artiste, c'est l'homme de l'université ; un écrivain américain - Hemingway, Faulkner - n'est pas du tout l'équivalent de Gide ou de Valéry : c'est l'équivalent de Rouault ou de Braque ; ce sont d'éclatants, spécialistes, à l'intérieur d'une culture déterminée, de connaissances déterminées : ce ne sont ni des hommes de l'Histoire ni des « idéologues » .
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