POSTFACE
Plus de vingt ans ont passé depuis la publication de ce livre d'adolescent ; et beaucoup d'eau, sous combien de ponts brisés ! Vingt ans après la prise de Pékin par l'armée révolutionnaire de Chang-Kaï-Shek, nous attendons la prise du Canton de Chang-Kaï-Shek par l'armée révolutionnaire de Mao-Tsé-Toung. Dans vingt ans, une autre armée révolutionnaire chassera-t-elle le « fasciste » Mao ? Que pense de tout cela l'ombre de Borodine, qui, aux dernières nouvelles, avant la guerre, sollicitait du Kremlin « un logement avec cheminée » ? Et l'ombre du suicidé Gallen ?
Pourtant, malgré le jeu complexe qui jette peut-être - peut-être... - la Chine aux côtés de la Russie, c'est bien de la révolte qui animait les troupes de 1925 que les troupes de Mao tirent leurs victoires. Ce n'est pas la vieille passion de libération qui a changé. Ce qui a le plus changé là-bas, ce n'est pas la Chine, ce n'est pas la Russie, c'est l'Europe : elle a cessé d'y compter.
Mais ce livre n'appartient que bien superficiellement à l'Histoire. S'il a surnagé, ce n'est pas pour avoir peint tels épisodes de la révolution chinoise, c'est pour avoir montré un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité. Ces valeurs étaient indirectement liées à celles de l'Europe d'alors. Et puisqu'on me demande : Que sont devenues, dans l'Europe d'aujourd'hui, celles de ces valeurs qui appartiennent à l'esprit ?, je préfère répondre par l'appel que j'adressai aux intellectuels, le 5 mars 1948, salle Pleyel, au nom de mes compagnons gaullistes.
Sa forme (la sténographie d'un discours improvisé en suivant des notes) montre du reste qu'il ne s'agit pas d'un essai. Certaines des idées qui y sont exprimées ont été développées, sur un autre plan, dans la Psychologie de l'Art . Mais ce qu'il y a de prédication un peu haletante dans un discours m'a semblé mieux accordé aux passions d'un roman, et aux limites des questions qu'il suggère, que l'exercice d'un feint détachement. L'affaiblissement de la conscience européenne n'est analysé ici que de façon sommaire. Il s'agissait de mettre en lumière la menace à la fois la plus immédiate et la plus sournoise, celle de l'abrutissement par les psychotechniques (la propagande a fait du chemin depuis Garine) et de préciser ce qui, à nos yeux, doit être MAINTENU.
L'esprit européen est l'objet d'une double métamorphose. Le drame du XXe siècle, à nos yeux, le voici : en même temps qu'agonise le mythe politique de l'Internationale, se produit une internationalisation sans précédent de la culture .
Depuis la grande voix de Michelet jusqu'à la grande voix de Jaurès, ce fut une sorte d'évidence, tout au long du siècle dernier, qu'on deviendrait d'autant plus homme qu'on serait moins lié à sa patrie. Ce n'était ni bassesse ni erreur : c'était alors la forme de l'espoir. Victor Hugo croyait que les États-Unis d'Europe se feraient d'eux-mêmes et qu'ils seraient le prélude aux États-Unis du monde. Or, les États-Unis d'Europe se feront dans la douleur, et les États-Unis du monde ne sont pas encore là...
Ce que nous avons appris, c'est que le grand geste de dédain avec lequel la Russie écarte ce chant de l 'Internationale qui lui restera, qu'elle le veuille ou non, lié dans l'éternel songe de justice des hommes, balaye d'un seul coup les rêves du XIXe siècle. Nous savons désormais qu'on ne sera pas d'autant plus homme qu'on sera moins français, mais qu'on sera simplement davantage russe. Pour le meilleur comme pour le pire, nous sommes liés à la Patrie . Et nous savons que nous ne ferons pas l'Européen sans elle ; que nous devons faire, que nous le voulions ou non, l'Européen sur elle.
En même temps que mourait cet immense espoir, en même temps que chaque homme était rejeté dans sa patrie, une profusion d'œuvres faisaient irruption dans la civilisation : la musique et les arts plastiques venaient d'inventer leur imprimerie .
Les traductions entraient dans chaque pays à porte ouverte : le colonel Lawrence y rejoignait Benjamin Constant ; et la collection Payot, les Classiques Garnier .
Enfin, le cinéma est né. Et à cette heure, une femme hindoue qui regarde Anna Karénine pleure peut-être en voyant exprimer, par nue actrice suédoise et un metteur en scène américain, l'idée que le Russe Tolstoï se faisait de l'amour ...
Si, des vivants, nous n'avons guère uni les rêves, du moins avons-nous mieux uni les morts !
Et dans cette salle, ce soir, nous pouvons dire sans ridicule : « Vous qui êtes ici, vous êtes la première génération d'héritiers de la terre entière. »
Comment un tel héritage est-il possible ? Prenons bien garde que chacune des civilisations disparues ne s'adresse qu'à une partie de l'homme. Celle du moyen âge était d'abord une culture de l'âme ; celle du XVIIIe, d'abord une culture de l'esprit. D'âge en âge, des civilisations successives, qui s'adressent à des éléments successifs de l'homme, se superposent ; elles ne se rejoignent profondément que dans leurs héritiers. L'héritage est toujours une métamorphose. L'héritier véritable de Chartres, bien entendu, ce n'est pas l'art de Saint-Sulpice : c'est Rembrandt. - Michel-Ange, croyant refaire l'antique, faisait Michel-Ange...
Qu'auraient pu se dire ceux dont notre civilisation est née ? Elle unit un élément grec, un élément romain, un élément biblique, chacun le sait ; mais César et le prophète Élie, qu'auraient-ils échangé ? Des injures. Pour que pût naître véritablement le dialogue du Christ et de Platon, il fallait que naquît Montaigne .
C'est seulement chez l'héritier que se produit la métamorphose d'où naît la vie.
Cette métamorphose, qui la revendique aujourd'hui ? Les États-Unis, l'Union soviétique, l'Europe. Avant d'en venir à l'essentiel, je voudrais déblayer un peu. Et écarter d'abord la galéjade par laquelle les cultures sont dans un pugilat permanent, à la façon des États. La preuve que c'est idiot, l'Amérique latine suffit à l'apporter. Elle est, à l'heure actuelle, en train de concilier, sans le moindre combat, ce qu'elle désire recevoir du monde anglo-saxon et ce qu'elle désire recevoir du monde latin. Il y a des conflits politiques irréductibles : mais il est absolument faux que les conflits de cultures soient irréductibles par définition. Il arrive qu'ils le soient de la façon la plus grave, il arrive qu'ils ne le soient nullement .
Épargnons-nous ce manichéisme absurde, cette séparation des anges amis de l'orateur, et des démons ennemis de l'orateur, qui est devenu de mode quand l'Amérique et la Russie sont en cause. Ce que nous pensons de la politique russe à l'égard de notre pays est clair : nous pensons que les mêmes forces qui l'on fait jouer pour la France à la Libération, la font jouer aujourd'hui implacablement contre ; et que nous entendons y mettre bon ordre. Mais Staline ne signifie rien contre Dostoïevski, pas plus que le génie de Moussorgski ne garantit la politique de Staline.
Voyons d'abord la revendication de l'héritage culturel du monde par les États-Unis. Premier point : il n'y a pas de culture qui se veuille spécifiquement américaine en Amérique. C'est une invention des Européens. En Amérique, on considère qu'il existe un décor particulier de la vie. On considère que l'Amérique est un pays sans racines, que c'est un pays citadin : un pays qui ignore cette vieille et profonde relation avec les arbres et les pierres où s'unissent les plus vieux génies de la Chine et les plus vieux génies de l'Occident. Un pays qui a sur nous l'avantage de pouvoir et de vouloir accueillir d'un cœur égal tous les héritages du monde, et dont tel musée principal montre, dans la même salle, les statues romanes qui regardent au loin notre Occident, et les statues Tang qui regardent au loin la civilisation chinoise.
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