Quelques heures plus tard, bien avant le retour de Garine, certaines phrases de son discours commencent à bourdonner, de secrétaire en secrétaire, dans les bureaux de la Propagande. Obligé, comme Borodine, de parler en public par l'intermédiaire d'un interprète chinois, Garine s'exprime par phrases courtes, par formules. Aujourd'hui j'entends, au hasard des bureaux et des heures : « Hongkong, qui étale en face de notre famine sa richesse mal acquise de gardien de prison... Hongkong, porte-clefs... En face de ceux qui parlent, ceux qui agissent ; en face de ceux qui protestent, ceux qui chassent de Hongkong les Anglais, comme des rats... Comme l'honnête homme qui coupa d'un coup de hache la main du voleur qui tentait d'ouvrir sa fenêtre, vous posséderez, demain, la main coupée de l'impérialisme anglais. Hongkong ruinée... »
Une foule d'ouvriers passe dans la rue ; ils élèvent des bannières sur lesquelles je lis : Vive l'armée rouge. Ils se rendent devant les fenêtres de la salle où siège le Comité des Sept. Tantôt proches, tantôt éloignés, comme un troupeau dont les animaux se dispersent et se regroupent, des cris : « Vive l'armée rouge », solitaires, séparés ou réunis en clameur, emplissent la rue. La Chine entre, s'impose à moi avec ces cris, la Chine que je commence à connaître, la Chine où les élans d'un idéalisme sauvage viennent recouvrir une canaillerie sage et basse, comme, dans l'odeur qui entre avec l'agitation de la ville par mes fenêtres ouvertes, l'odeur du poivre domine celle de la décomposition. En face de « Vive l'armée rouge » et de Tcheng-Daï enseveli sous ses funérailles, monte de mes dossiers une foule d'ambitions crochues, de volontés de considération, un monde d'agences électorales, de dons louches au parti, de concussions, de propositions concernant la vente de l'opium, d'achats plus ou moins déguisés de fonctions, de francs chantages ; un monde qui vit de l'exploitation des principes San-Min comme il l'eût fait du mandarinat. Une partie de cette bourgeoisie chinoise dont les révolutionnaires parlent avec tant de haine est à leur côté, installée dans la révolution. Il faut passer à travers tout cela, m'a dit un jour Garine, comme un coup de pied bien dirigé à travers un tas d'ordures...
Le lendemain .
Pas de nouvelles des terroristes : Ling, l'homme dont parlait Nicolaïeff est toujours en liberté. Depuis la nomination de Borodine (qui, toujours malade, ne quitte pas sa maison) six des nôtres ont été assassinés.
Et Hongkong se défend. Le Gouverneur s'est adressé au japon et à l'Indochine française ; dans quelques jours, des coolies partiront de Yokohama et de Haïphong et viendront remplacer les grévistes. Il faut que ces coolies envoyés à grands frais se trouvent à Hongkong en face de montagnes de riz sans acheteurs, de maisons de commerce sans espoir. Canton est la clef avec laquelle les Anglais ont ouvert les portes de la Chine du Sud, disait hier Garine dans son discours. « Il faut que cette clef ferme encore à bloc, mais qu'elle n'ouvre plus. Il faut que soit promulguée l'interdiction aux navires qui font escale à Hongkong de mouiller à Canton... » Déjà, dans l'esprit des étrangers, Hongkong, port Anglais, territoire de la couronne, devient un port chinois toujours troublé, et les bateaux étrangers commencent à l'oublier...
Les courriers et les grands cargos ne pénètrent plus dans la baie de Hongkong que pour y demeurer quelques heures ; leur fret est déchargé à Shanghaï, où, par l'intermédiaire d'agents chinois, les Anglais s'efforcent de créer dans la ville indigène une nouvelle organisation susceptible de faire pénétrer dans l'intérieur les marchandises commandées en Angleterre par les sociétés de Hongkong ; c'est, de nouveau, la tentative qui a échoué à Souatéou.
Le Comité des Sept vient de faire une nouvelle démarche pour demander l'entrée en campagne de l'armée rouge et l'arrestation des principaux terroristes. Le délégué du Comité affirme que le décret exigé par Garine sera signé avant trois jours... Toute la journée, une foule menaçante (et fort bien organisée) acclamant l'armée rouge, a entouré l'immeuble où le Comité siège.
Le lendemain.
Ling a été arrêté hier ; nous recevrons sans doute cette après-midi les renseignements que nous attendons de lui. Dans l'inquiétude causée par l'avance des troupes ennemies, les bureaux de la Propagande travaillent avec une extrême activité. Les agents qui précèdent l'armée ont été instruits avec précision ; leurs chefs ont reçu les indications de Garine lui-même. Je les ai vus passer dans le couloir, les uns après les autres, souriants... Nous avons renoncé à l'emploi des tracts ; le grand nombre d'agents dont nous disposons nous permet de substituer à toutes les autres la propagande orale, la plus dangereuse, celle qui coûte le plus d'hommes, mais la plus sûre. Liao-Chung-Hoï, le commissaire aux finances du Gouvernement (que les terroristes veulent assassiner) est parvenu, grâce à un nouveau système de perception des impôts établi par des techniciens de l'Internationale, à récupérer des sommes importantes, et les fonds de propagande sont, de nouveau, suffisants. Dans quelques semaines, le service du ravitaillement de l'ennemi et toute son administration seront désorganisés ; et il est difficile d'obliger à combattre des mercenaires sans solde. De plus, une centaine d'hommes, dont leurs chefs répondent, vont se faire engager par Tcheng-Tioung-Ming, sachant fort bien qu'ils risquent d'être fusillés et par lui comme traîtres, et par nos troupes comme ennemis : avant-hier, trois de nos agents, découverts, ont été étranglés après avoir été torturés pendant plus d'une heure.
Les chefs des sections de propagande à l'armée de Tcheng sont partis entre deux rangs de portes entrouvertes : les jeunes Chinois aux vestons cintrés et aux larges pantalons, qui n'aiment pas à se nourrir de mets nationaux et s'expriment de préférence en anglais, ceux qui reviennent des universités d'Amérique et ceux qui reviennent des universités russes, les « affectés » et les « ours léninistes » regardaient passer, avec une condescendance dédaigneuse, les agents qui partaient s'engager dans les troupes ennemies...
Chacun son tour.
Nouvelles de Shanghaï :
Suivant les directives du Kuomintang, la Chambre de commerce chinoise décrète la confiscation des marchandises britanniques qui se trouvent entre les mains des Chinois. Elle interdit, à partir du 30 juillet et pour une durée d'un an, l'achat de toute marchandise anglaise, le transfert de toute marchandise par un navire anglais.
Les journaux de Shanghaï déclarent que le trafic britannique se trouvera réduit de 80 %.
Ce trafic (Hongkong mis à part) a été évalué l'année dernière à vingt millions de livres.
Hongkong ne peut plus compter que sur l'armée de Tcheng-Tioung-Ming.
Nicolaïeff a reçu les mots suivants, écrits en capitales : « SI LING N'EST PAS EN LIBERTÉ DEMAIN, LES OTAGES SERONT EXÉCUTÉS ». Les terroristes possèdent-ils réellement des otages ? Nicolaïeff ne le croit pas. Mais nombre des nôtres sont en mission et nous manquons de tout moyen de contrôle.
6 heures .
Un planton de la prison apporte à Garine des papiers : l'interrogatoire de Ling.
- Il a parlé ?
- Encore un qui donne raison à Nicolaïeff, répond Garine. Ah ! il n'y a pas beaucoup d'hommes qui résistent à la souffrance...
- Et... ç'a été long ?
- Penses-tu !
- Que va-t-on en faire ?
- Que diable veux-tu qu'on en fasse ? On ne met pas un chef terroriste en liberté.
- Alors ?
- Les prisons sont pleines, bien entendu... Et enfin, il sera jugé par le tribunal spécial. Oui, tout s'apprend, comme dit Nicolaïeff : primo, où est Hong ; secundo, que c'est bien par son ordre que Tcheng-Daï a été tué : le meurtrier est l'un des boys.
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