- Eh bien ?
- Eh bien, avec toutes les sections auxquelles nous avons laissé leurs armes nous pouvons jouer les Tang, au besoin. J'en ai assez !
- Mais si l'armée rouge était battue ?
Elle ne le sera pas.
- Si elle l'était ?
- Quand on joue, on peut perdre. Cette fois, nous ne perdrons pas.
Et, tandis que je pars chercher la quinine, je l'entends qui dit, entre ses dents :
« Il y a tout de même une chose qui compte, dans la vie : c'est de ne pas être vaincu...
Trois jours plus tard.
Nous rentrons pour déjeuner, Garine et moi. Quatre coups de revolver ; le soldat assis à côté du chauffeur se lève. Je regarde, et recule aussitôt la tête : une cinquième balle vient de frapper la portière. C'est sur notre auto que l'on tire. Le soldat riposte. Une vingtaine d'hommes s'enfuient, manches au vent. Deux corps par terre. L'un est celui d'un homme que le soldat a blessé par erreur, l'autre celui de l'homme au revolver : un parabellum tombé près de sa main ouverte, et qui luit dans le soleil.
Le soldat descend, et s'approche de lui. « Mort », crie-t-il. Il ne s'est pas même baissé. Il appelle, demande des porteurs et une civière pour transporter à l'hôpital l'autre Chinois, blessé au ventre... L'auto, avec une secousse, passe le seuil.
« Le type était brave, me dit Garine en descendant. Il aurait pu essayer de fuir. Il n'a cessé de tirer que lorsqu'il est tombé... »
Pour descendre il fait presque demi-tour, et je vois que son bras gauche est couvert de sang.
- Mais...
- Ce n'est rien. L'os n'est pas touché. Et la balle est ressortie. Allons, c'est raté !
En effet, il y a deux trous dans la tunique.
« J'avais la main sur le dossier du siège du chauffeur. L'embêtant, c'est que je saigne comme un veau. Veux-tu aller chez Myroff ?
- Évidemment. Où est-ce ?
- Le chauffeur sait.
Pendant que le chauffeur fait tourner l'auto pour repartir, Garine dit, entre ses dents :
« C'est peut-être dommage... »
Je reviens, accompagné de Myroff. Ce médecin maigre et blond, à tête de cheval, ne parlant couramment que le russe, nous nous taisons tous deux. Le chauffeur, pour pouvoir faire entrer l'auto, est obligé de disperser un cercle de badauds qui s'est formé autour de l'homme mort.
Garine est dans sa chambre. Je reste dans la petite pièce qui la précède, et j'attends...
Un quart d'heure plus tard, le bras en écharpe, il reconduit Myroff, revient, se couche en face de moi sur le lit de bois noir, avec une grimace, se retourne, cherche une place, se cale. Lorsqu'il se tient ainsi, presque dans l'ombre, je ne distingue de son visage que des lignes dures : la barre presque droite des sourcils, l'arête mince et éclairée du nez, les mouvements de la bouche qui, lorsqu'il parle, se tend vers le menton.
« Il commence à m'embêter, celui-là !
- Qui ? Myroff ? Il dit que c'est grave ?
- Ça ? (Il montre son bras). Je m'en fous pas mal. Non, il dit qu'il faut - qu'il faut absolument - que je parte. »
Il ferme les yeux.
« Et ce qu'il y a de plus embêtant, c'est que je crois qu'il a raison.
- Alors pourquoi rester ?
- C'est compliqué. Ah ! bon sang, qu'on est mal sur ce lit de camp ! » Il se dresse, puis s'assied, le menton dans la main droite, le coude sur le genou, le dos en arc. Il réfléchit.
« Ces temps derniers, j'ai été souvent obligé de penser à ma vie. J'y pensais encore, tout à l'heure, pendant que Myroff jouait les augures : l'autre aurait pu ne pas me manquer... Ma vie, vois-tu, c'est une affirmation très forte, mais, quand j'y pense ainsi il y a une image, un souvenir qui revient toujours...
- Oui, tu me l'as dit à l'hôpital.
- Non : mon procès, maintenant, je n'y pense plus. Et ce dont je te parle n'est pas une chose à laquelle je pense ; c'est un souvenir plus fort que la mémoire. C'est pendant la guerre, à l'arrière. Une cinquantaine de bataillonnaires enfermés dans une grande salle, où le jour pénètre par une petite fenêtre grillée. La pluie est dans l'air. Ils viennent d'allumer des cierges volés à l'église voisine. L'un, vêtu en prêtre, officie devant un autel de caisses recouvertes de chemises. Devant lui, un cortège sinistre : un homme en frac, une grosse fleur de papier à la boutonnière, une mariée tenue par deux femmes de jeu de massacre et d'autres personnages grotesques dans l'ombre. Cinq heures : la lumière des cierges est très faible. J'entends : « Tenez-la bien, qu'elle s'évanouisse pas, c'te chérie ! » La mariée est un jeune soldat arrivé hier Dieu sait d'où, qui s'est vanté de passer sa baïonnette au travers du corps du premier qui prétendrait le violer. Les deux femmes de carnaval le tiennent solidement ; il est incapable de faire un geste, les paupières presque fermées, à demi assommé sans doute. Le maire remplace le curé, puis, les cierges éteints, je ne distingue plus que des dos qui sortent de l'ombre accumulée près du sol. Le type hurle. Ils le violent, naturellement, jusqu'à satiété. Et ils sont nombreux. Oui, je suis obsédé par ça, depuis quelque temps... Pas à cause de la fin de l'action, bien sûr : à cause de son début absurde, parodique...
Il réfléchit encore.
« Ce n'est pas sans rapport, d'ailleurs, avec les impressions que j'éprouvais pendant le procès... C'est une association d'idées assez lointaine...
Il rejette en arrière ses cheveux qui tombent devant son visage, et se lève, comme s'il se secouait. L'épingle qui fixe son écharpe saute, et le bras tombe : il se mord les lèvres. Tandis que je cherche l'épingle à terre, il dit, lentement :
Il faut faire attention : quand mon action se retire de moi, quand je commence à m'en séparer, c'est aussi du sang qui s'en va... Autrefois, quand je ne faisais rien, je me demandais parfois ce que valait ma vie. Maintenant, je sais qu'elle vaut plus que... Il n'achève pas ; je relève la tête en lui tendant l'épingle : la fin de la phrase, c'est un sourire tendu où il y a de l'orgueil - et une sorte de rancune... Dès que nos regards se rencontrent, il reprend, comme s'il était rappelé à la réalité : Où en étais-je ?.. »
Je cherche, moi aussi :
- Tu me disais que tu pensais souvent à ta vie, de nouveau.
- Ah ! oui. Voici...
Il s'arrête, ne trouvant pas la phrase qu'il cherche.
- Il est toujours difficile de parler de ces choses-là. Voyons... Lorsque je donnais de l'argent aux sages-femmes, tu penses bien que je ne me faisais pas d'illusions sur la valeur de la « cause », et pourtant je savais que le risque était grand : j'ai continué malgré les avertissements. Bien. Lorsque j'ai perdu ma fortune je me suis presque laissé aller au mécanisme qui me dépouillait : et ma ruine n'a pas peu contribué à me conduire ici. Mon action me rend aboulique à l'égard de tout ce qui n'est pas elle, à commencer par ses résultats. Si je me suis lié si facilement à la Révolution, c'est que ses résultats sont lointains et toujours en changement. Au fond, je suis un joueur. Comme tous les joueurs, je ne pense qu'à mon jeu, avec entêtement et avec force. Je joue aujourd'hui une partie plus grande qu'autrefois, et j'ai appris a jouer : mais c'est toujours le même jeu. Et je le connais bien ; il y a dans ma vie un certain rythme, une fatalité personnelle, si tu veux, à quoi je n'échappe pas. Je m'attache à tout ce qui lui donne de la force... (J'ai appris aussi qu'une vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut une vie...). Depuis quelques jours, j'ai l'impression que j'oublie peut-être ce qui est capital, qu'autre chose se prépare... Je prévoyais aussi procès et ruine, mais comme ça, dans le vague... Enfin, quoi ! si nous devons abattre Hongkong, j'aimerais...
Mais il s'arrête, se redresse d'un coup avec une grimace, murmure : « Allons ! tout ça... » et se fait apporter les dépêches.
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