Toutes ces nuances n’échappèrent point à l’œil subtil de la jeune fille. Elle, dont le cœur avait éprouvé tous les chagrins sans connaître un seul plaisir; elle, qui sentait l’âge s’avancer avec un cortège de pâles ennuis et de noirs souvenirs; elle invoquait tout bas celui qui punit plus que celui qui pardonne, et, dans ses insomnies douloureuses, passant en revue les délices offertes en pâture aux heureux amants de Versailles, elle soupirait avec une amertume mortelle.
«Et moi! mon Dieu! Et moi!»
Lorsqu’elle trouva Charny, le soir du grand froid, lorsqu’elle vit les yeux du jeune homme s’arrêter curieusement sur elle et l’envelopper peu à peu d’un réseau sympathique, elle ne reconnut plus cette réserve étrange que témoignaient devant elle tous ses courtisans. Pour cet homme, elle était une femme. Il avait réveillé en elle la jeunesse et avait galvanisé la mort; il avait fait rougir le marbre de Diane et de Latone.
Aussi mademoiselle de Taverney s’attacha-t-elle subitement à ce régénérateur qui venait de lui faire sentir sa vitalité. Aussi fut-elle heureuse de regarder ce jeune homme, pour qui elle n’était pas un problème. Aussi fut-elle malheureuse de penser qu’une autre femme allait couper les ailes à sa fantaisie azurée, confisquer son rêve à peine sorti par la porte d’or.
On nous pardonnera d’avoir expliqué ainsi comment Andrée ne suivit pas Philippe hors du cabinet de la reine, bien qu’elle eût souffert l’injure adressée à son frère, bien que ce frère fût pour elle une idolâtrie, une religion, presque un amour.
Mademoiselle de Taverney, qui ne voulait pas que la reine restât en tête à tête avec Charny, ne songea plus à prendre sa part de la conversation, après le renvoi de son frère.
Elle s’assit au coin de la cheminée, le dos presque tourné au groupe que formait la reine assise, Charny debout et demi incliné, madame de La Motte droite dans l’embrasure de la fenêtre, où sa fausse timidité cherchait un asile, sa curiosité réelle une observation favorable.
La reine demeura quelques minutes silencieuse; elle ne savait comment renouer une nouvelle conversation à cette explication si délicate qui venait d’avoir lieu.
Charny paraissait souffrant, et son attitude ne déplaisait pas à la reine.
Enfin, Marie-Antoinette rompit le silence, et répondant en même temps à sa propre pensée et à celle des autres:
– Cela prouve, fit-elle tout à coup, que nous ne manquons pas d’ennemis. Croirait-on qu’il se passe d’aussi misérables choses à la cour de France, monsieur? le croirait-on?
Charny ne répliqua pas.
– Sur vos vaisseaux, continua la reine, quel bonheur de vivre en plein ciel, en pleine mer! On nous parle à nous, citadins, de la colère, de la méchanceté des flots. Ah! monsieur, monsieur, regardez-vous! Est-ce que les lames de l’Océan, les plus furieuses lames, n’ont pas jeté sur vous l’écume de leur colère? Est-ce que leurs assauts ne vous ont pas renversé quelquefois sur le pont du navire, souvent, n’est-ce pas? Eh bien! regardez-vous, vous êtes sain, vous êtes jeune, vous êtes honoré.
– Madame!
– Est-ce que les Anglais, continua la reine qui s’animait par degrés, ne vous ont pas envoyé aussi leurs colères de flamme et de mitraille, colères dangereuses pour la vie, n’est-ce pas? Mais que vous importe, à vous? Vous êtes sauf, vous êtes fort; et à cause de cette colère des ennemis que vous avez vaincus, le roi vous a félicité, caressé, le peuple sait votre nom et l’aime.
– Eh bien! madame? murmura Charny, qui voyait avec crainte cette fièvre exalter insensiblement les nerfs de Marie-Antoinette.
– À quoi j’en veux arriver? dit-elle, le voici: bénis soient les ennemis qui lancent sur nous la flamme, le fer, l’onde écumante; bénis soient les ennemis qui ne menacent que de la mort!
– Mon Dieu! madame, répliqua Charny, il n’y a pas d’ennemis pour Votre Majesté – il n’y en a pas plus que de serpents pour l’aigle. Tout ce qui rampe en bas attaché au sol ne gêne pas ceux qui planent dans les nuages.
– Monsieur, se hâta de répondre la reine, vous êtes je le sais, revenu sain et sauf de la bataille; sorti sain et sauf de la tempête, vous en êtes sorti triomphant et aimé; tandis que ceux dont un ennemi, comme nous en avons nous autres, salit la renommée avec sa bave de calomnie, ceux-là ne courent aucun risque de la vie, c’est vrai, mais ils vieillissent après chaque tempête; ils s’habituent à courber le front, dans la crainte de rencontrer, ainsi que j’ai fait aujourd’hui, la double injure des amis et des ennemis fondue en une seule attaque. Et puis, monsieur, si vous saviez combien il est dur d’être haï!
Andrée attendit avec anxiété la réponse du jeune homme; elle tremblait qu’il ne répliquât par la consolation affectueuse que semblait solliciter la reine.
Mais Charny, tout au contraire, essuya son front avec son mouchoir, chercha un point d’appui sur le dossier d’un fauteuil et pâlit.
La reine, le regardant:
– Ne fait-il pas trop chaud, ici? dit-elle.
Madame de La Motte ouvrit la fenêtre avec sa petite main, qui secoua l’espagnolette comme eût fait le poing vigoureux d’un homme. Charny but l’air avec délices.
– Monsieur est accoutumé au vent de la mer, il étouffera dans les boudoirs de Versailles.
– Ce n’est point cela, madame, répondit Charny, mais j’ai un service à deux heures, et à moins que Sa Majesté ne m’ordonne de rester…
– Non pas, monsieur, dit la reine; nous savons ce que c’est qu’une consigne, n’est-ce pas, Andrée?
Puis se retournant vers Charny, et avec un ton légèrement piqué:
– Vous êtes libre, monsieur, dit-elle.
Et elle congédia le jeune officier du geste.
Charny salua en homme qui se hâte et disparut derrière la tapisserie.
Au bout de quelques secondes, on entendit dans l’antichambre comme une plainte, et comme le bruit que font plusieurs personnes en se pressant.
La reine se trouvait près de la porte, soit par hasard, soit qu’elle eût voulu suivre des yeux Charny, dont la retraite précipitée lui avait paru extraordinaire.
Elle leva la tapisserie, poussa un faible cri et parut prête à s’élancer.
Mais Andrée, qui ne l’avait pas perdue de vue, se trouva entre elle et la porte.
_ Oh! madame! fit-elle.
La reine regarda fixement Andrée, qui soutint fermement ce regard.
Madame de La Motte allongea la tête.
Entre la reine et André était un léger intervalle, et par cet intervalle, elle put voir monsieur de Charny évanoui, auquel les serviteurs et les gardes portaient secours.
La reine, voyant le mouvement de madame de La Motte, referma vivement la porte.
Mais trop tard; madame de La Motte avait vu.
Marie-Antoinette, le sourcil froncé, la démarche pensive, alla se rasseoir dans son fauteuil; elle était en proie à cette préoccupation sombre qui suit toute émotion violente. On n’eût pas dit qu’elle se doutât qu’on vécût autour d’elle.
Andrée, de son côté, quoique restée debout et appuyée à un mur, ne semblait pas moins distraite que la reine.
Il se fit un moment de silence.
– Voilà quelque chose de bizarre, dit tout haut et tout à coup la reine, dont la parole fit tressaillir ses deux compagnes surprises, tant cette parole était inattendue: monsieur de Charny me paraît douter encore…
Douter de quoi, madame? demanda Andrée.
– Mais de mon séjour au château la nuit de ce bal.
– Oh! madame.
– N’est-ce pas, comtesse, n’est-ce pas que j’ai raison, dit la reine, et que monsieur de Charny doute encore?
– Malgré la parole du roi? Oh! c’est impossible, madame, fit Andrée.
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