– Ma sœur!
– Pas de secret. Une preuve.
– Madame, dit Andrée, on vient.
– Madame, dit Philippe d’une voix lente, le roi.
– Le roi, dit un huissier dans l’antichambre.
– Le roi! tant mieux. Oh! le roi est mon seul ami; le roi, lui, ne me jugerait pas coupable, même quand il croirait m’avoir vue en faute: le roi est le bienvenu.
Le roi entra. Son regard contrastait avec tout ce désordre et tout ce bouleversement des figures autour de la reine.
– Sire! s’écria celle-ci, vous venez à propos. Sire, encore une calomnie; encore une insulte à combattre.
– Qu’y a-t-il? dit Louis XVI en s’avançant.
– Monsieur, un bruit, un bruit infâme. Il va se propager. Aidez-moi; aidez-moi, sire, car cette fois ce ne sont plus des ennemis qui m’accusent: ce sont mes amis.
– Vos amis?
– Ces messieurs; mon frère, pardon! monsieur le comte d’Artois, monsieur de Taverney, monsieur de Charny, assurent, m’assurent à moi, qu’ils m’ont vue au bal de l’Opéra.
– Au bal de l’Opéra! s’écria le roi en fronçant le sourcil.
– Oui, sire.
Un silence terrible pesa sur cette assemblée.
Madame de La Motte vit la sombre inquiétude du roi. Elle vit la pâleur mortelle de la reine; d’un mot, d’un seul mot, elle pouvait faire cesser une peine aussi lamentable; elle pouvait d’un mot anéantir toutes les accusations du passé, sauver la reine pour l’avenir.
Mais son cœur ne l’y porta point; son intérêt l’en écarta. Elle se dit qu’il n’était plus temps; que déjà, pour le baquet, elle avait menti, et qu’en rétractant sa parole, en laissant voir qu’elle avait menti une fois, en montrant à la reine qu’elle l’avait laissée aux prises avec la première accusation, la nouvelle favorite se ruinait du premier coup, tranchait en herbe le profit de sa faveur future; elle se tut.
Alors le roi répéta d’un air plein d’angoisses:
– Au bal de l’Opéra? Qui a parlé de cela? Monsieur le comte de Provence le sait-il?
– Mais ce n’est pas vrai, s’écria la reine, avec l’accent d’une innocence désespérée. Ce n’est pas vrai; monsieur le comte d’Artois se trompe, monsieur de Taverney se trompe. Vous vous trompez, monsieur de Charny. Enfin, on peut se tromper.
Tous s’inclinèrent.
– Voyons! s’écria la reine, qu’on fasse venir mes gens, tout le monde, qu’on interroge! C’était samedi ce bal, n’est-ce pas?
– Oui, ma sœur.
– Eh bien! qu’ai-je fait samedi? Qu’on me le dise, car en vérité je deviens folle, et si cela continue, je croirai moi-même que je suis allée à cet infâme bal de l’Opéra; mais si j’y étais allée, messieurs, je le dirais.
Tout à coup le roi s’approcha, l’œil dilaté, le front riant, les mains étendues.
– Samedi, dit-il, samedi, n’est-ce pas, messieurs?
– Oui, sire.
– Eh bien! mais, continua-t il, de plus en plus calme, de plus en plus joyeux, ce n’est pas à d’autres qu’à votre femme de chambre, Marie, qu’il faut demander cela. Elle se rappellera peut-être à quelle heure je suis entré chez vous ce jour-là; c’était, je crois, vers onze heures du soir.
– Ah! s’écria la reine tout enivrée de joie, oui, sire.
Elle se jeta dans ses bras; puis, tout à coup rouge et confuse de se voir regardée, elle cacha son visage dans la poitrine du roi, qui baisait tendrement ses beaux cheveux.
– Eh bien! dit le comte d’Artois hébété de surprise et de joie tout ensemble, j’achèterai des lunettes; mais, vive Dieu! je ne donnerais pas cette scène pour un million; n’est-ce pas, messieurs?
Philippe était adossé au lambris, pâle comme la mort. Charny, froid et impassible, venait d’essuyer son front couvert de sueur.
_ Voilà pourquoi, messieurs, dit le roi appuyant avec bonheur sur l’effet qu’il avait produit, voilà pourquoi il est impossible que la reine ait été cette nuit-là au bal de l’Opéra. Croyez-le si bon vous semble; la reine, j’en suis sûr, se contente d’être crue par moi.
– Eh bien! ajouta le comte d’Artois, monsieur de Provence en pensera ce qu’il voudra, mais je défie sa femme de prouver de la même façon un alibi, le jour où on l’accusera d’avoir passé la nuit dehors.
– Mon frère!
– Sire, je vous baise les mains.
– Charles, je pars avec vous, dit le roi, après un dernier baiser donné à la reine.
Philippe n’avait pas remué.
– Monsieur de Taverney, fit la reine sévèrement, est-ce que vous n’accompagnez pas monsieur le comte d’Artois?
Philippe se redressa soudain. Le sang afflua à ses tempes et à ses yeux. Il faillit s’évanouir. À peine eut-il la force de saluer, de regarder Andrée, de jeter un regard terrible à Charny, et de refouler l’expression de sa douleur insensée.
Il sortit.
La reine garda près d’elle Andrée et monsieur de Charny.
Cette situation d’Andrée, placée entre son frère et la reine, entre son amitié et sa jalousie, nous n’aurions pu l’esquisser sans ralentir la marche de la scène dramatique dans laquelle le roi arriva comme un heureux dénouement.
Cependant, rien ne méritait plus notre attention que cette souffrance de la jeune fille: elle sentait que Philippe eût donné sa vie pour empêcher le tête-à-tête de la reine et de Charny, et elle s’avouait qu’elle-même eût senti son cœur se briser si, pour suivre et consoler Philippe comme elle devait le faire, elle eût laissé Charny seul librement avec madame de La Motte et la reine, c’est-à-dire plus librement que seul. Elle le devinait à l’air à la fois modeste et familier de Jeanne.
Ce qu’elle ressentait, comment se l’expliquer?
Était-ce de l’amour? Oh! l’amour, se fût-elle dit, ne germe pas, ne grandit pas avec cette rapidité dans la froide atmosphère des sentiments de cour. L’amour, cette plante rare, se plaît à fleurir dans les cœurs généreux, purs, intacts. Il ne va pas pousser ses racines dans un cœur profané par des souvenirs, dans un sol glacé par des larmes qui s’y concentrent depuis des années. Non, ce n’était pas l’amour que mademoiselle de Taverney ressentait pour monsieur de Charny. Elle repoussait avec force une pareille idée, parce qu’elle s’était juré de n’aimer jamais rien en ce monde.
Mais alors pourquoi avait-elle tant souffert quand Charny avait adressé à la reine quelques mots de respect et de dévouement? Certes, c’était bien là de la jalousie.
Oui, Andrée s’avouait qu’elle était jalouse, non pas de l’amour qu’un homme pouvait sentir pour une autre femme que pour elle, mais jalouse de la femme qui pouvait inspirer, accueillir, autoriser cet amour.
Elle regardait passer autour d’elle avec mélancolie tous les beaux amoureux de la cour nouvelle. Ces gens vaillants et pleins d’ardeur qui ne la comprenaient point, et s’éloignaient après lui avoir offert quelques hommages, les uns parce que sa froideur n’était pas de la philosophie, les autres parce que cette froideur était un étrange contraste avec les vieilles légèretés dans lesquelles Andrée avait dû prendre naissance.
Et puis, les hommes, soit qu’ils cherchent le plaisir, soit qu’ils rêvent à l’amour, se défient de la froideur d’une femme de vingt-cinq ans, qui est belle, qui est riche, qui est la favorite d’une reine, et qui passe seule, glacée, silencieuse et pâle, dans un chemin où la suprême joie et le suprême bonheur sont de faire un souverain bruit.
Ce n’est pas un attrait que d’être un problème vivant; Andrée s’en était bien aperçue: elle avait vu les yeux se détourner peu à peu de sa beauté, les esprits se défier de son esprit ou le nier. Elle vit même plus: cet abandon devint une habitude chez les anciens, un instinct chez les nouveaux; il n’était pas plus d’usage d’aborder mademoiselle de Taverney et de lui parler, qu’il n’était consacré d’aborder Latone ou Diane à Versailles, dans leur froide ceinture d’eau noircie. Quiconque avait salué mademoiselle de Taverney, fait sa pirouette et souri à une autre femme avait accompli son devoir.
Читать дальше