Rien ne bougea dans la salle.
S’il y avait eu quelque malheur à craindre, c’eût été aux représentations suivantes, car les nobles peureux encombrèrent la salle, cette salle dans laquelle allaient se rendre, pour le bal, trois ans après son ouverture, M. le cardinal de Rohan et Mme de La Motte.
Tel était le préambule que nous devions à nos lecteurs; maintenant, retrouvons nos personnages.
Chapitre 23
Le bal de l’Opéra
Le bal était dans son plus grand éclat lorsque le cardinal Louis de Rohan et Mme de La Motte s’y glissèrent furtivement, le prélat du moins, parmi des milliers de dominos et de masques de toute espèce.
Ils furent bientôt enveloppés dans la foule, où ils disparurent comme disparaissent dans les grands tourbillons ces petits remous un moment remarqués par les promeneurs de la rive, puis entraînés et effacés par le courant.
Deux dominos côte à côte, autant qu’il est possible de se tenir côte à côte dans un pareil pêle-mêle, essayaient, en combinant leurs forces, de résister à l’envahissement; mais, voyant qu’ils n’y pouvaient parvenir, ils prirent le parti de se réfugier sous la loge de la reine, où la foule était moins intense, et où d’ailleurs la muraille leur offrait un point d’appui.
Domino noir et domino blanc, l’un grand, l’autre de moyenne taille; l’un homme, et l’autre femme; l’un agitant les bras, l’autre tournant et retournant la tête.
Ces deux dominos se livraient évidemment à un colloque des plus animés. Écoutons.
– Je vous dis, Oliva, que vous attendez quelqu’un, répétait le plus grand; votre col n’est plus un col, c’est le rapport d’une girouette qui ne tourne pas seulement à tout vent, mais à tout venant.
– Eh bien! après?
– Comment! après?
– Oui, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que ma tête tourne? Est-ce que je ne suis pas ici pour cela?
– Oui, mais si vous la faites tourner aux autres…
– Eh bien! monsieur, pourquoi donc vient-on à l’Opéra?
– Pour mille motifs.
– Oh! oui, les hommes, mais les femmes n’y viennent que pour un seul.
– Lequel?
– Celui que vous avez dit, pour faire tourner autant de têtes que possible. Vous m’avez amenée au bal de l’Opéra; j’y suis, résignez-vous.
– Mademoiselle Oliva!
– Oh! ne faites pas votre grosse voix. Vous savez que votre grosse voix ne me fait pas peur, et surtout privez-vous de m’appeler par mon nom. Vous savez que rien n’est de plus mauvais goût que d’appeler les gens par leur nom au bal de l’Opéra.
Le domino noir fit un geste de colère, qui fut interrompu tout net par l’arrivée d’un domino bleu, assez gros, assez grand, et d’une belle tournure.
– Là, là, monsieur, dit le nouveau venu, laissez donc Madame s’amuser tout à son aise. Que diable! ce n’est pas tous les jours la mi-carême, et à toutes les mi-carêmes on ne vient point au bal de l’Opéra.
– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, repartit brutalement le domino noir.
– Eh! monsieur, fit le domino bleu, rappelez-vous donc une fois pour toutes qu’un peu de courtoisie ne gâte jamais rien.
– Je ne vous connais pas, répondit le domino noir, pourquoi diable me gênerais-je avec vous?
– Vous ne me connaissez pas, soit; mais…
– Mais, quoi?
– Mais moi, je vous connais, monsieur de Beausire.
À son nom prononcé, lui qui prononçait si facilement le nom des autres, le domino noir frémit, sensation qui fut visible aux oscillations répétées de son capuchon soyeux.
– Oh! n’ayez pas peur, monsieur de Beausire, reprit le masque, je ne suis pas ce que vous pensez.
– Eh! pardieu! qu’est-ce que je pense? Est-ce que vous, qui devinez les noms, vous ne vous contenteriez pas de cela et auriez la prétention de deviner aussi les pensées?
– Pourquoi pas?
– Alors, devinez donc un peu ce que je pense. Je n’ai jamais vu de sorcier, et il me fera, en vérité, plaisir d’en rencontrer un.
– Oh! ce que vous demandez de moi n’est pas assez difficile pour me mériter un titre que vous paraissez octroyer bien facilement.
– Dites toujours.
– Non, trouvez autre chose.
– Cela me suffira. Devinez.
– Vous le voulez?
– Oui.
– Eh bien! vous m’avez pris pour un agent de M. de Crosne.
– De M. de Crosne?
– Eh! oui, vous ne connaissez que cela, pardieu! de M. de Crosne, le lieutenant de police.
– Monsieur…
– Tout beau, cher monsieur Beausire; en vérité, on dirait que vous cherchez une épée à votre côté.
– Certainement que je la cherche.
– Tudieu! quelle belliqueuse nature. Mais remettez-vous, cher monsieur Beausire, vous avez laissé votre épée chez vous, et vous avez bien fait. Parlons d’autre chose. Voulez-vous, s’il vous plaît, me laisser le bras de madame?…
– Le bras de madame?
– Oui, de madame. Cela se fait, ce me semble, au bal de l’Opéra, ou bien arriverais-je des Grandes-Indes?
– Sans doute, monsieur, cela se fait quand cela convient au cavalier.
– Il suffit quelquefois, cher monsieur Beausire, que cela convienne à la dame.
– Est-ce pour longtemps que vous demandez ce bras?
– Ah! cher monsieur Beausire, vous êtes trop curieux: peut-être pour dix minutes, peut-être pour une heure, peut-être pour toute la nuit.
– Allons donc, monsieur, vous vous moquez de moi.
– Cher monsieur, répondez oui ou non. Oui ou non, voulez-vous me donner le bras de madame?
– Non.
– Allons, allons, ne faites pas le méchant.
– Pourquoi cela?
– Parce que, puisque vous avez un masque, il est inutile d’en prendre deux.
– Mon Dieu! monsieur.
– Allons, bien, voilà que vous vous fâchez, vous qui étiez si doux tout à l’heure.
– Où cela?
– Rue Dauphine.
– Rue Dauphine! exclama Beausire, stupéfait.
Oliva éclata de rire.
– Taisez-vous! madame, lui grinça le domino noir.
Puis, se tournant vers le domino bleu:
– Je ne comprends rien à ce que vous dites, monsieur. Intriguez-moi honnêtement, si cela vous est possible.
– Mais, cher monsieur, il me semble que rien n’est plus honnête que la vérité; n’est-ce pas, mademoiselle Oliva?
– Eh mais! fit celle-ci, vous me connaissez donc aussi, moi?
– Monsieur ne vous a-t-il pas nommée tout haut par votre nom, tout à l’heure?
– Et la vérité, dit Beausire, revenant à la conversation, la vérité, c’est…
– C’est qu’au moment de tuer cette pauvre dame, car il y a une heure vous vouliez la tuer; c’est qu’au moment de tuer cette pauvre dame, vous vous êtes arrêté devant le son d’une vingtaine de louis.
– Assez, monsieur.
– Soit; donnez-moi le bras de madame, alors, puisque vous en avez assez.
– Oh! je vois bien, murmura Beausire, que Madame et vous…
– Eh bien! Madame et moi?
– Vous vous entendez.
– Je vous jure que non.
– Oh! peut-on dire! s’écria Oliva.
– Et d’ailleurs… ajouta le domino bleu.
– Comment, d’ailleurs?
– Oui, quand nous nous entendrions, ce ne serait que pour votre bien.
– Pour mon bien?
– Sans doute.
– Quand on avance une chose, on la prouve, dit cavalièrement Beausire.
– Volontiers.
– Ah! je serais curieux…
– Je prouverai donc, continua le domino bleu, que votre présence ici vous est aussi nuisible que votre absence vous serait profitable.
– À moi?
– Oui, à vous.
– En quoi, je vous prie?
– Nous sommes membre d’une certaine académie, n’est-ce pas?
– Moi?
– Oh! ne vous fâchez point, cher monsieur de Beausire, je ne parle pas de l’Académie française.
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