Le souper se trouva servi en un moment.
Tandis que les laquais pénétraient dans l’antichambre, Jeanne avait replacé un loup sur son visage.
– C’est moi qui devrais me masquer, dit le cardinal, car vous êtes chez vous; car vous êtes au milieu de vos gens; car c’est moi qui suis l’étranger.
Jeanne se mit à rire, mais n’en garda pas moins son masque. Et, malgré le plaisir et la surprise qui l’étouffaient, elle fit honneur au repas.
Le cardinal, nous l’avons déjà dit en plusieurs occasions, était un homme d’un grand cœur et d’un réel esprit.
La longue habitude des cours les plus civilisées de l’Europe, des cours gouvernées par des reines, l’habitude des femmes qui, à cette époque, compliquaient, mais souvent aussi résolvaient toutes les questions de politique; cette expérience, pour ainsi dire transmise par la voie du sang, et multipliée par une étude personnelle; toutes ces qualités, si rares aujourd’hui, déjà rares alors, faisaient du prince un homme extrêmement difficile à pénétrer pour les diplomates ses rivaux et pour les femmes ses maîtresses.
C’est que sa bonne façon et sa haute courtoisie étaient une cuirasse que rien ne pouvait entamer.
Aussi le cardinal se croyait-il bien supérieur à Jeanne. Cette provinciale, bouffie de prétentions, et qui, sous son faux orgueil, n’avait pu lui cacher son avidité, lui paraissait une facile conquête, désirable sans doute à cause de sa beauté, de son esprit, de je ne sais quoi de provocant qui séduit beaucoup plus les hommes blasés que les hommes naïfs. Peut-être, cette fois, le cardinal, plus difficile à pénétrer qu’il n’était pénétrant lui-même, se trompait-il; mais le fait est que Jeanne, belle qu’elle était, ne lui inspirait aucune défiance.
Ce fut la perte de cet homme supérieur. Il ne se fit pas seulement moins fort qu’il n’était, il se fit pygmée; de Marie-Thérèse à Jeanne de La Motte, la différence était trop grande pour qu’un Rohan de cette trempe se donnât la peine de lutter.
Aussi une fois la lutte engagée, Jeanne, qui sentait son infériorité apparente, se garda-t-elle de laisser voir sa supériorité réelle; elle joua toujours la provinciale coquette, elle fit la femmelette pour se conserver un adversaire confiant dans sa force et, par conséquent, faible dans ses attaques.
Le cardinal, qui avait surpris chez elle tous les mouvements qu’elle n’avait pu réprimer, la crut donc enivrée du présent qu’il venait de lui faire; elle l’était effectivement, car le présent était non seulement au-dessus de ses espérances, mais même de ses prétentions.
Seulement, il oubliait que c’était lui qui était au-dessous de l’ambition et de l’orgueil d’une femme telle que Jeanne.
Ce qui dissipa d’ailleurs l’enivrement chez elle, c’est la succession de désirs nouveaux immédiatement substitués aux anciens.
– Allons, dit le cardinal, en versant à la comtesse un verre de vin de Chypre dans une petite coupe de cristal étoilée d’or; allons, puisque vous avez signé votre contrat avec moi, ne me boudez plus, comtesse.
– Vous bouder, oh! non.
– Vous me recevrez donc quelquefois ici sans trop de répugnance?
– Jamais je ne serai assez ingrate pour oublier que vous êtes ici chez vous, monseigneur.
– Chez moi? folie!
– Non, non, chez vous, bien chez vous.
– Ah! si vous me contrariez, prenez garde!
– Eh bien! qu’arrivera-t-il?
– Je vais vous imposer d’autres conditions.
– Ah! prenez garde à votre tour.
– À quoi?
– À tout.
– Dites.
– Je suis chez moi.
– Et…
– Et si je trouve vos conditions déraisonnables, j’appelle mes gens.
Le cardinal se mit à rire.
– Eh bien! vous voyez? dit-elle.
– Je ne vois rien du tout, fit le cardinal.
– Si fait, vous voyez bien que vous vous moquiez de moi!
– Comment cela?
– Vous riez!…
– C’est le moment, ce me semble.
– Oui, c’est le moment, car vous savez bien que si j’appelais mes gens, ils ne viendraient pas.
– Oh! si fait! le diable m’emporte!
– Fi! monseigneur.
– Qu’ai-je donc fait?
– Vous avez juré, monseigneur.
– Je ne suis plus cardinal ici, comtesse; je suis chez vous, c’est-à-dire en bonne fortune.
Et il se mit encore à rire.
«Allons, dit la comtesse en elle-même, décidément, c’est un excellent homme.»
– À propos, fit tout à coup le cardinal, comme si une pensée bien éloignée de son esprit venait d’y rentrer par hasard, que me disiez-vous l’autre jour de ces deux dames de charité, de ces deux Allemandes?
– De ces deux dames au portrait? fit Jeanne qui, ayant vu la reine, arrivait à la parade et se tenait prête à la riposte.
– Oui, de ces dames au portrait.
– Monseigneur, fit Mme de La Motte en regardant le cardinal, vous les connaissez aussi bien et même mieux que moi, je parie.
– Moi? oh! comtesse, vous me faites tort. N’avez-vous point paru désirer savoir qui elles sont?
– Sans doute; et c’est bien naturel de désirer connaître ses bienfaitrices, ce me semble.
– Eh bien! si je savais qui elles sont, vous le sauriez déjà, vous.
– Monsieur le cardinal, ces dames, vous les connaissez, vous dis-je.
– Non.
– Encore un non, et je vous appelle menteur.
– Oh! et moi je me venge de l’insulte.
– Comment, s’il vous plaît?
– En vous embrassant.
– Monsieur l’ambassadeur près la cour de Vienne! monsieur le grand ami de l’impératrice Marie-Thérèse! il me semble, à moins qu’il ne soit guère ressemblant, que vous auriez dû reconnaître le portrait de votre amie.
– Quoi! vraiment, comtesse, c’était le portrait de Marie-Thérèse!
– Oh! faites donc l’ignorant, monsieur le diplomate!
– Eh bien! voyons, quand cela serait, quand j’aurais reconnu l’impératrice Marie-Thérèse, où cela nous mènerait-il?
– Qu’ayant reconnu le portrait de Marie-Thérèse, vous devez bien avoir quelque soupçon des femmes à qui un pareil portrait appartient.
– Mais pourquoi voulez-vous que je sache cela? dit le cardinal, assez inquiet.
– Dame! parce qu’il n’est pas très ordinaire de voir un portrait de mère – car, remarquez bien que ce portrait est portrait de mère et non d’impératrice – en d’autres mains qu’entre les mains…
– Achevez.
– Qu’entre les mains d’une fille…
– La reine! s’écria Louis de Rohan avec une vérité d’intonation qui dupa Jeanne. La reine! Sa Majesté serait venue chez vous!
– Eh! quoi, vous n’aviez pas deviné que c’était elle, monsieur?
– Mon Dieu! non, dit le cardinal d’un ton parfaitement simple; non, il est d’habitude, en Hongrie, que les portraits des princes régnants passent de famille en famille. Ainsi, moi qui vous parle, par exemple, je ne suis ni fils, ni fille, ni même parent de Marie-Thérèse, eh bien! j’ai un portrait d’elle sur moi.
– Sur vous, monseigneur?
– Tenez, dit froidement le cardinal.
Et il tira de sa poche une tabatière qu’il montra à Jeanne, confondue.
– Vous voyez bien, ajouta-t-il, que si j’ai ce portrait, moi qui, comme je vous le disais, n’ai pas l’honneur d’être de la famille impériale, un autre que moi peut bien l’avoir oublié chez vous, sans être pour cela de l’auguste maison d’Autriche.
Jeanne se tut. Elle avait tous les instincts de la diplomatie; mais la pratique lui manquait encore.
– Ainsi, à votre avis, continua le prince Louis, c’est la reine Marie Antoinette qui est allée vous rendre visite?
– La reine avec une autre dame.
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