Oublier les autres pour ne songer qu’à soi, puiser à des sources nouvelles, étranges, inconnues, l’assurance d’une vie plus longue et d’une santé inaltérable pendant ce prolongement d’existence, arracher quelque chose au ciel avare, n’était-ce pas là l’objet d’une aspiration facile à comprendre vers cet inconnu dont Mesmer dévoilait un repli?
Voltaire était mort, et il n’y avait plus en France un seul éclat de rire, excepté le rire de Beaumarchais, plus amer encore que celui du maître. Rousseau était mort: il n’y avait plus en France de philosophie religieuse. Rousseau voulait bien soutenir Dieu; mais depuis que Rousseau n’était plus, personne n’osait s’y risquer, de peur d’être écrasé sous le poids.
La guerre avait été autrefois une grave occupation pour les Français. Les rois entretenaient à leur compte l’héroïsme national; maintenant, la seule guerre française était une guerre américaine, et encore le roi n’y était-il personnellement pour rien. En effet, ne se battait-on pas pour cette chose inconnue que les Américains appellent indépendance, mot que les Français traduisent par une abstraction: la liberté?
Encore, cette guerre lointaine, cette guerre, non seulement d’un autre peuple, mais encore d’un autre monde venait de finir.
Tout bien considéré, ne valait-il pas mieux s’occuper de Mesmer, ce médecin allemand qui, pour la deuxième fois depuis six ans, passionnait la France, que de lord Cornwallis ou de M. Washington, qui étaient si loin qu’il était probable qu’on ne les verrait jamais ni l’un ni l’autre!
Tandis que Mesmer était là: on pouvait le voir, le toucher, et, ce qui était l’ambition suprême des trois quarts de Paris, être touché par lui.
Ainsi, cet homme qui, à son arrivée à Paris, n’avait été soutenu par personne, pas même par la reine sa compatriote, qui cependant soutenait si volontiers les gens de son pays; cet homme qui, sans le docteur Deslon, qui l’avait trahi depuis, fût demeuré dans l’obscurité, cet homme régnait véritablement sur l’opinion publique, laissant bien loin derrière lui le roi, dont on n’avait jamais parlé, M. de La Fayette, dont on ne parlait pas encore, et M. de Necker, dont on ne parlait plus.
Et, comme si ce siècle avait pris à tâche de donner à chaque esprit son aptitude, à chaque cœur selon sa sympathie, à chaque corps selon ses besoins, en face de Mesmer, l’homme du matérialisme, s’élevait Saint-Martin, l’homme du spiritualisme, dont la doctrine venait consoler toutes les âmes que blessait le positivisme du docteur allemand.
Qu’on se figure l’athée avec une religion plus douce que la religion elle-même; qu’on se figure un républicain plein de politesse et de regards pour les rois; un gentilhomme des classes privilégiées, affectueux, tendre, amoureux du peuple; qu’on se représente la triple attaque de cet homme, doué de l’éloquence la plus logique, la plus séduisante contre les cultes de la terre, qu’il appelle insensés, par la seule raison qu’ils sont divins!
Qu’on se figure enfin Épicure poudré à blanc, en habit brodé, en veste à paillettes, en culotte de satin, en bas de soie et en talons rouges; Épicure ne se contentant pas de renverser les dieux auxquels il ne croit pas, mais ébranlant les gouvernements qu’il traite comme les cultes, parce que jamais ils ne concordent, et presque toujours ne font qu’aboutir au malheur de l’humanité, agissant contre la loi sociale qu’il infirme avec ce seul mot: elle punit semblablement des fautes dissemblables, elle punit l’effet sans apprécier la cause.
Supposez, maintenant, que ce tentateur, qui s’intitule le philosophe inconnu, réunît, pour fixer les hommes dans un cercle d’idées différentes, tout ce que l’imagination peut ajouter de charmes aux promesses d’un paradis moral, et qu’au lieu de dire: les hommes sont égaux, ce qui est une absurdité, il invente cette formule qui semble échappée à la bouche même qui la nie:
Les êtres intelligents sont tous rois!
Et puis, rendez-vous compte d’une pareille morale tombant tout à coup au milieu d’une société sans espérances, sans guides; d’une société, archipel semé d’idées c’est-à-dire d’écueils. Rappelez-vous qu’à cette époque les femmes sont tendres et folles, les hommes avides de pouvoir, d’honneurs et de plaisirs; enfin, que les rois laissent pencher la couronne sur laquelle, pour la première fois, le peuple, debout et perdu dans l’ombre, attache un regard à la fois curieux et menaçant, trouvera-t-on étonnant qu’elle fît des prosélytes, cette doctrine qui disait aux âmes: «Choisissez parmi vous l’âme supérieure, mais supérieure par l’amour, par la charité, par la volonté puissante de bien aimer, de bien rendre heureux; puis, quand cette âme, faite homme, se sera révélée, courbez-vous, humiliez-vous, anéantissez-vous toutes, âmes inférieures, afin de laisser l’espace à la dictature de cette âme, qui a pour mission de vous réhabiliter dans votre principe essentiel, c’est-à-dire dans l’égalité des souffrances, au sein de l’inégalité forcée des aptitudes et des fonctionnements.»
Ajoutez à cela que le philosophe inconnu s’entourait de mystères; qu’il adoptait l’ombre profonde pour discuter en paix, loin des espions et des parasites, la grande théorie sociale qui pouvait devenir la politique du monde.
– Écoutez-moi, disait-il, âmes fidèles, cœurs croyants, écoutez-moi et tâchez de me comprendre, ou plutôt ne m’écoutez que si vous avez intérêt et curiosité à me comprendre, car vous y aurez de la peine, et je ne livrerai pas mes secrets à quiconque n’arrachera point le voile.
«Je dis les choses que je ne veux point paraître dire, voilà pourquoi je paraîtrai souvent dire autre chose que ce que je dis.»
Et Saint-Martin avait raison, et il avait bien réellement autour de son œuvre les défenseurs silencieux, sombres et jaloux de ses idées, mystérieux cénacle dont nul ne perçait l’obscure et religieuse mysticité.
Ainsi travaillaient à la glorification de l’âme et de la matière, tout en rêvant l’anéantissement de Dieu et l’anéantissement de la religion du Christ, ces deux hommes qui avaient divisé en deux camps et en deux besoins tous les esprits intelligents, toutes les natures choisies de France.
Ainsi se groupaient autour du baquet de Mesmer, d’où jaillissait le bien-être, toute la vie de sensualité, tout le matérialisme élégant de cette nation dégénérée, tandis qu’autour du livre Des erreurs et de la vérité se réunissaient les âmes pieuses, charitables, aimantes, altérées de la réalisation après avoir savouré des chimères.
Que si, au-dessous de ces sphères privilégiées, les idées divergeaient ou se troublaient; que si les bruits s’en échappant se transformaient en tonnerres, comme les lueurs s’étaient transformées en éclairs, on comprendra l’état d’ébauche dans lequel demeurait la société subalterne, c’est-à-dire la bourgeoisie et le peuple, ce que plus tard on appela le tiers, lequel devinait seulement que l’on s’occupait de lui, et qui dans son impatience et sa résignation brûlait du désir de voler le feu sacré, comme Prométhée, d’en animer un monde qui serait le sien et dans lequel il ferait ses affaires lui même.
Les conspirations à l’état de conversations, les associations à l’état de cercles, les partis sociaux à l’état de quadrilles, c’est-à-dire la guerre civile et l’anarchie, voilà ce qui apparaissait sous tout cela au penseur, lequel ne voyait pas encore la seconde vie de cette société.
Hélas! aujourd’hui que les voiles ont été déchirés, aujourd’hui que les peuples Prométhées ont dix fois été renversés par le feu qu’ils ont dérobé eux-mêmes, dites-nous ce que pouvait voir le penseur dans la fin de cet étrange XVIIIe siècle, sinon la décomposition d’un monde, sinon quelque chose de pareil à ce qui se passait après la mort de César et avant l’avènement d’Auguste.
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