À cinq heures précises, Jacques, rentré par la petite porte du jardin, venait s'asseoir à l'ombre du pommier où Éva, cinq minutes auparavant, venait s'asseoir elle-même.
Jacques poussa un cri de joie, Éva avait la seconde vue.
Il faisait une belle soirée d'automne. Les deux amants étaient fiers et heureux de vivre, de se voir, de se toucher sympathiquement par toutes les fibres de l'âme; leur poitrine se gonflait superbement, il leur semblait à chaque bouffée d'air qu'ils respiraient le ciel.
À la figure solennelle et grave de Jacques, Éva se douta tout de suite qu'elle allait recevoir une communication délicate et importante.
Et en effet celui-ci regardait doucement et sérieusement la jeune fille.
– Éva, lui dit-il, j'ai exercé jusqu'ici sur vous une action qui était nécessaire pour vous amener au point moral et physique où vous êtes parvenue aujourd'hui, mais à laquelle je renonce. Au moment où je vous parle, je retire à moi toute ma puissance magnétique; je vous rends la triple liberté de l'âme, du cœur et de l'esprit; je vous rends votre libre arbitre enfin; ce n'est point à moi que vous allez obéir, c'est à vous-même. Jusqu'ici, nous n'avons jamais parlé ensemble de l'engagement que l'homme contracte avec la femme et qu'on appelle le mariage; les devoirs de cet état, je vous les expliquerai plus tard, nous n'en sommes encore qu'aux fiançailles. Vous avez jusqu'ici vécu dans la solitude, il est temps de vous mettre en relations avec le monde et de choisir un homme que vous aimiez.
– Jacques, vous savez bien que c'est inutile, répondit Éva, mon fiancé, c'est vous.
Jacques appuya la main d'Éva contre son cœur, et, tirant un anneau d'or de son doigt:
– Si telle est votre volonté, Éva, telle est aussi la mienne. Recevez donc, selon l'usage, cet anneau d'or, c'est le témoin de notre promesse, c'est notre anneau de fiançailles.
Et il lui glissa au doigt un anneau magnétisé par lui avec l'intention que toutes les fois qu'Éva penserait à Jacques ayant cet anneau à la main, elle le verrait, tout absent qu'il fût, sinon avec les yeux du corps, du moins avec les yeux de l'âme.
Arrivés au point où en étaient les deux amants, c'est dire au jour de leurs fiançailles, une grave question devait se présenter à leur esprit, sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiétude.
De qui Éva était-elle la fille?
On sait comment Jacques Mérey avait obtenu du braconnier et de sa mère l'enfant qu'il avait emportée chez lui.
Deux motifs les avaient déterminés à confier la petite fille au docteur: le premier, tout égoïste, est qu'en l'emportant, il les débarrassait d'un grand ennui.
Le second, moins personnel, était l'espérance que les soins de Jacques Mérey pourraient améliorer l'état de l'idiote.
Mais, en l'emportant, le docteur avait pris l'obligation formelle de rendre l'enfant le jour où elle serait réclamée par ses parents véritables.
La certitude où il était que ses parents n'étaient ni le braconnier ni la vieille femme, la certitude qu'il avait que sa vraie famille avait voulu se débarrasser d'elle en la déposant chez le braconnier, lui donnait l'espoir qu'elle ne serait jamais réclamée.
C'est pour cela qu'il avait enfermé Éva dans le paradis terrestre qu'il lui avait créé et qu'il ne l'avait laissé voir que des quelques personnes que nous avons nommées.
La première, la seconde, la troisième année même, Joseph, c'était le nom du braconnier, et Magdeleine, c'était celui de la vieille femme, n'étaient venus qu'une fois chaque année prendre des nouvelles de l'enfant et demander à la voir.
Chaque fois, Éva avait été apportée devant eux; mais, comme dans les trois premières années sa guérison n'avait pas fait de grands progrès, ils avaient à peu près perdu l'espérance que le docteur, si savant qu'il fût, pût jamais faire de cette créature inerte, sans parole et sans pensée, un être digne de prendre sa place dans le monde des intelligences.
Puis, il faut bien accuser Jacques Mérey de cette petite tromperie dans laquelle son cœur avait fait taire sa conscience: quand le mieux s'était déclaré d'une manière sensible, c'est lui qui, sans attendre que Joseph et sa mère vinssent demander des nouvelles d'Éva, allait leur en porter.
Pour se faire un ami du braconnier, à chacune de ses visites, il lui faisait cadeau de quelques boîtes de poudre et de quelques livres de plomb que le braconnier, qui n'osait acheter ces objets à la ville, recevait toujours avec une vive reconnaissance.
Aux questions sur l'état, sur la santé d'Éva, le docteur répondait évasivement:
– Elle va un peu mieux, je n'ai pas perdu l'espérance, la nature est si puissante!
Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Éva la boule informe de chair qu'on avait emportée de chez lui, haussait les épaules en disant:
– Que voulez-vous, docteur, à la grâce de Dieu!
Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forêt. Après que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieille mère, il tuait un ou deux lièvres, trois ou quatre lapins; il rapportait son gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit de la course qu'il venait de faire et des gens qu'il avait visités.
Quant à Éva, elle avait été longtemps insouciante de sa naissance, comme de tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tiré son esprit des limbes où cette espèce d'hydrocéphalie dont elle était atteinte l'avait reléguée, elle commença à se préoccuper de son origine.
Elle avait un vague souvenir d'avoir revu, dans une des dernières visites qu'ils lui avaient faites, le braconnier et sa mère. Mais ce souvenir n'avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuait pour eux dans son cœur.
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