Turgenev Ivan - Lettres à Madame Viardot
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J'ai promis à madame votre mère de lui porter ma lettre… il faut lui laisser de la place. J'aurais dû y penser d'avance et resserrer davantage mes lignes. C'est pour le coup que vous aurez le droit de me nommer bavard.
Je vais écrire, l'un de ces jours, une lettre à votre mari. Le deuxième volume de Michelet est un chef-d'œuvre. Louis Blanc se couvre de ridicule par sa querelle avec Eugène Pelletan.
Je salue bien amicalement le grand chasseur. Que Dieu vous conserve tous! Je vous souhaite tout le bonheur imaginable; je vous serre fortement la main, je vous refélicite et je reste:
Votre ami dévoué, IV. TOURGUENEFF.P. – S. – N'ayant pas trouvé madame votre mère à la maison, je ferme cette lettre de peur de retard. J'écris cela dans la boutique d'un épicier, et je vais cacheter ma lettre avec sa cire et le sceau de ses armes.
V
Madame,
Madame votre mère (qui se porte bien, ainsi que nous tous) m'a raconté votre dernière lettre de Hambourg. Ah! Madame! Madame! ne vous fiez pas à une belle journée de décembre, c'est bien traître, il fait humide «le long de la rivière». J'espère que votre mal de gorge se sera dissipé bien vite et que les Huguenots ont eu le même succès que le Barbier . Du reste, je ne crois pas que vous vous amusiez beaucoup à Hambourg. On n'y voit que des «marchants», toujours parlant de chemins de fer, actions, emprunts et autres choses fort productives et fort stupides. Je suis sûr qu'au fond de votre âme vous devez ressentir un secret dépit de devoir amuser de pareilles gens, car vous ne faites que les amuser. Ils ne sont pas capables de sentir autre chose en vous écoutant; ils réservent tout leur sérieux pour la hausse et la baisse. Cependant ils vous applaudissent, ils crient, ils battent des mains. Ils font leur devoir – et on ne les en remercie pas…
Ce que vous nous dites de l'effet qu'a produit sur vous le Joseph de Méhul me fait bien vivement regretter qu'on ne puisse l'entendre ici; dans ce grand diable de Paris, on ne donne que de grands diables d'opéras, comme Jérusalem …
Au moment où je vous écris ces lignes, une bande de musiciens ambulants se met à chanter le Mourir pour la patrie , de Gossec… Dieu, que c'est beau! j'en ai les larmes aux yeux. Ah ça, mais décidément les vieux musiciens valaient mieux que ceux d'à présent. Quelle énergie sérieuse! quelle conviction! quelle simplicité grandiose! Chanté en 93 par des centaines de voix, cet hymne a dû faire battre bien des cœurs.
En général, depuis quelque temps, je me détourne de plus en plus du temps présent; il est vrai qu'il offre peu d'attraits! Je me jette à corps perdu dans le passé. Je lis maintenant Calderon avec acharnement (en espagnol, comme de raison); c'est le plus grand poète dramatique catholique qu'il y ait eu, comme Shakespeare, le plus humain, le plus antichrétien. Sa Devocion de la Cruz est un chef-d'œuvre. Cette foi immuable, triomphante, sans l'ombre d'un doute ou même d'une réflexion, vous écrase à force de grandeur et de majesté, malgré tout ce que cette doctrine a de répulsif et d'atroce. Ce néant de tout ce qui constitue la dignité de l'homme devant la volonté divine, l'indifférence pour tout ce que nous appelons vertu ou vice avec laquelle la grâce se répand sur son élu – est encore un triomphe pour l'esprit humain; car l'être qui proclame ainsi avec tant d'audace son propre néant s'élève par cela même à l'égal de cette Divinité fantastique, dont il se reconnaît être le jouet. Et cette Divinité – c'est encore l'œuvre de ses mains. Cependant, je préfère Prométhée, je préfère Satan, le type de la révolte et de l'individualité. Tout atome que je suis, c'est moi qui suis mon maître; je veux la vérité et non le salut; je l'attends de mon intelligence et non de la grâce.
N. B. – Excusez toutes ces fio-ratures 22 22 Jeu de mots expliqué par les ratures assez nombreuses de cette partie de la lettre.
.
Malgré tout, Calderon est un génie bien extraordinaire et vigoureux surtout. Nous autres, faibles descendants de puissants ancêtres, nous arrivons tout au plus à être gracieux dans notre faiblesse… Je pense au Caprice de Musset (qui continue à faire fureur ici). Mais je pense aussi en même temps que je continue à ne pas avoir de nouvelles à vous donner; et cependant il s'est passé des choses assez intéressantes. M. Michelet a ouvert son cours, M meAlboni a chanté hier la Cenerentola (je l'entendrai aujourd'hui dimanche); on parle beaucoup d'une fille électrique ou magnétique qui fait, pendant son sommeil, en écoutant la musique, des gestes qui y ont rapport (à la musique), etc., etc., etc.
Mais que voulez-vous, je tourne à l'ours; je ne sors presque pas de ma chambre, – je travaille avec une ardeur incroyable… J'espère que ce ne sera pas du temps perdu. Cependant j'ai l'intention de me secouer un peu et de courir à Paris; il faut cependant en avoir une idée.
J'ai reçu des lettres de mes éditeurs qui me font toutes sortes de beaux compliments sur mon activité; en même temps ils m'ont envoyé le dernier numéro de notre Revue; j'y ai trouvé une admirable nouvelle d'un monsieur Grigorovitch 23 23 Romancier, ou plutôt auteur de nouvelles, devenu plus tard célèbre.
…
J'écrirai demain une lettre à votre mari, que je vous prie de saluer bien amicalement de ma part. Je n'ai pas encore rempli la commission de Louise – et pour cause; ce qui ne m'empêche pas de l'embrasser sur les deux joues. Pour vous, Madame, vous connaissez mon refrain ordinaire; je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon, de beau, de grand et de noble dans ce monde… du reste, c'est vous souhaiter ce que vous possédez déjà. Soignez-vous bien, soyez heureuse, gaie et contente, vous et tous les vôtres.
Vous ne restez pas à Hambourg plus de quatre à cinq jours, n'est-ce pas? Ma prochaine lettre vous y trouvera peut-être encore.
Que Dios bendiga a Ud, leben sie recht, recht wohl; boudté zdorovy i pomnité nass 24 24 Une phrase en espagnol, une en allemand et une en russe contenant le même souhait; la dernière, en caractères russes, signifie: «Portez-vous bien et souvenez-vous de nous.»
.
Votre
IV. TOURGUENEFF.VI
Nous étions tous, je vous l'avouerai, Madame, un peu inquiets de ne pas recevoir de vos nouvelles (il est vrai que vous nous aviez gâtés), quand votre lettre du 21, avec tous ses charmants détails, nous a comblés de joie. J'ai fait l'office de lecteur, comme de coutume, et je puis vous assurer que jamais mes yeux ne se portent mieux que quand ils ont à déchiffrer vos lettres, d'autant plus que vous écrivez parfaitement bien pour une célébrité. Du reste, votre écriture varie à l'infini; quelquefois elle est jolie, fine, perlée – une vraie petite souris qui trottine; d'autres fois, elle marche hardiment, lestement, à grandes enjambées; souvent il lui arrive de s'élancer avec une rapidité, avec une impatience extrêmes, et alors, ma foi, les lettres deviennent ce qu'elles peuvent.
Vous faites très bien de nous décrire vos costumes; nous autres réalistes, nous tenons au coloris. Et puis…! et puis, tout ce que vous faites est bien fait. Vos succès à Hambourg nous causent une joie infinie; bravo, bravo! N'est-ce pas que nous sommes bons de vous encourager?
Je vous remercie de tout mon cœur pour le bon et affectueux conseil que vous me donnez dans votre lettre à M meGarcia. Ce que vous dites de la «quabra dura» qu'on remarque toujours dans une œuvre interrompue est bien vrai – « das sind goldene Worte ». Aussi, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais travaillé qu'à une chose à la fois et j'en ai conduit plusieurs à bon port, je l'espère du moins. Il ne s'est pas passé de semaine que je n'aie envoyé un gros paquet à mes éditeurs.
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