1 ...6 7 8 10 11 12 ...16 Est-ce que c’est possible? Est-ce que tu es fou?
Lâche! me disait Desgenais, quand oublierez-vous cette femme? Est-ce donc une si grande perte? Le beau plaisir d’être aimé d’elle! Prenez la première venue.
Non, lui répondais-je; ce n’est pas une si grande perte. N’ai-je pas fait ce que je devais? Ne l’ai-je pas chassée d’ici? Qu’avez-vous donc à dire? Le reste me regarde; les taureaux blessés dans le cirque ont la permission d’aller se coucher dans un coin avec l’épée du matador dans l’épaule, et de finir en paix. Qu’est-ce que j’irai faire, dites-moi, là ou là? Qu’est-ce que c’est que vos premières venues? Vous me montrerez un ciel pur, des arbres et des maisons, des hommes qui parlent, boivent, chantent, des femmes qui dansent et des chevaux qui galopent. Ce n’est pas la vie tout cela: c’est le bruit de la vie. Allez, allez; laissez-moi le repos.
Quand Desgenais vit que mon désespoir était sans remède, que je ne voulais écouter personne ni sortir de ma chambre, il prit la chose au sérieux. Je le vis arriver un soir avec un air de gravité; il me parla de ma maîtresse, et continua sur un ton de persiflage, disant des femmes tout le mal qu’il pensait. Tandis qu’il parlait, je m’étais appuyé sur mon coude, et, me soulevant sur mon lit, je l’écoutais attentivement.
C’était par une de ces sombres soirées où le vent qui siffle ressemble aux plaintes d’un mourant; une pluie aiguë fouettait les vitres, laissant par intervalles un silence de mort. Toute la nature souffre par ces temps: les arbres s’agitent avec douleur ou courbent tristement la tête; les oiseaux des champs se serrent dans les buissons; les rues des cités sont vides. Ma blessure me faisait souffrir. La veille encore, j’avais une maîtresse et un ami: ma maîtresse m’avait trahi, mon ami m’avait étendu dans un lit de douleur. Je ne démêlais pas encore clairement ce qui se passait dans ma tête; il me semblait tantôt que j’avais fait un rêve plein d’horreur, et que je n’avais qu’à fermer les yeux pour me réveiller heureux le lendemain; tantôt, c’était ma vie entière qui me paraissait un songe ridicule et puéril, dont la fausseté venait de se dévoiler. Desgenais était assis devant moi, près de la lampe; il était ferme et sérieux, avec un sourire perpétuel. C’était un homme plein de cœur, mais sec comme la pierre ponce. Une précoce expérience l’avait rendu chauve avant l’âge; il connaissait la vie et avait pleuré dans son temps, mais sa douleur portait cuirasse; il était matérialiste et attendait la mort. Octave, me dit-il, d’après ce qui se passe en vous, je vois que vous croyez à l’amour tel que les romanciers et les poètes le représentent; vous croyez, en un mot, à ce qui se dit ici-bas et non à ce qui s’y fait. Cela vient de ce que vous ne raisonnez pas sainement, et peut vous mener à de très grands malheurs.
Les poètes représentent l’amour comme les sculpteurs nous peignent la beauté, comme les musiciens créent la mélodie; c’est-à-dire que, doués d’une organisation nerveuse et exquise, ils rassemblent avec discernement et avec ardeur les éléments les plus purs de la vie, les lignes les plus belles de la matière et les voix les plus harmonieuses de la nature. Il y avait, dit-on, à Athènes, une grande quantité de belles filles; Praxitèle les dessina toutes l’une après l’autre; après quoi, de toutes ces beautés diverses qui, chacune, avaient leur défaut, il fit une beauté unique, sans défaut, et créa la Vénus. Le premier homme qui fit un instrument de musique et qui donna à cet art ses règles et ses lois, avait écouté, longtemps auparavant, murmurer les roseaux et chanter les fauvettes. Ainsi les poètes, qui connaissaient la vie, après avoir vu beaucoup d’amours plus ou moins passagers, après avoir senti profondément jusqu’à quel degré d’exaltation sublime la passion peut s’élever par moments, retranchant de la nature humaine tous les éléments qui la dégradent, créèrent ces noms mystérieux qui passèrent d’âge en âge sur les lèvres des hommes: Daphnis et Chloé, Héro et Léandre, Pyrame et Thisbé.
Vouloir chercher dans la vie réelle des amours pareils à ceux-là, éternels et absolus, c’est la même chose que de chercher sur la place publique des femmes aussi belles que la Vénus, ou de vouloir que les rossignols chantent les symphonies de Beethoven.
La perfection n’existe pas; la comprendre est le triomphe de l’intelligence humaine; la désirer pour la posséder est la plus dangereuse des folies. Ouvrez votre fenêtre, Octave; ne voyez-vous pas l’infini? ne sentez-vous pas que le ciel est sans bornes? votre raison ne vous le dit-elle pas? Cependant concevez-vous l’infini? vous faites-vous quelque idée d’une chose sans fin, vous qui êtes né d’hier et qui mourrez demain? Ce spectacle de l’immensité a, dans tous les pays du monde, produit les plus grandes démences. Les religions viennent de là; c’est pour posséder l’infini que Caton s’est coupé la gorge, que les chrétiens se jetaient aux lions, que les huguenots se jetaient aux catholiques; tous les peuples de la terre ont étendu les bras vers cet espace immense, et ont voulu le presser sur leur poitrine. L’insensé veut posséder le ciel; le sage l’admire, s’agenouille, et ne désire pas.
La perfection, ami, n’est pas plus faite pour nous que l’immensité. Il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien, ni à l’amour, ni à la beauté, ni au bonheur, ni à la vertu; mais il faut l’aimer, pour être vertueux, beau et heureux, autant que l’homme peut l’être.
Supposons que vous avez dans votre cabinet d’étude un tableau de Raphaël que vous regardiez comme parfait; supposons qu’hier soir, en le considérant de près, vous avez découvert dans un des personnages de ce tableau une faute grossière de dessin, un membre cassé ou un muscle hors nature, comme il y en a un, diton, dans l’un des bras du gladiateur antique. Vous éprouverez certainement un grand déplaisir, mais vous ne jetterez cependant pas au feu votre tableau; vous direz seulement qu’il n’est pas parfait, mais qu’il y a des morceaux qui sont dignes d’admiration.
Il y a des femmes que leur bon naturel et la sincérité de leur cœur empêchent d’avoir deux amants à la fois. Vous avez cru que votre maîtresse était ainsi; cela vaudrait mieux en effet. Vous avez découvert qu’elle vous trompait; cela vous oblige-t-il à la mépriser, à la maltraiter, à croire enfin qu’elle est digne de votre haine?
Quand bien même votre maîtresse ne vous aurait jamais trompé, et quand elle n’aimerait que vous à présent, songez, Octave, combien son amour serait encore loin de la perfection, combien il serait humain, petit, restreint aux lois de l’hypocrisie du monde; songez qu’un autre homme l’a possédée avant vous, et même plus d’un autre homme; que d’autres encore la posséderont après vous.
Faites cette réflexion: ce qui vous pousse en ce moment au désespoir, c’est cette idée de perfection que vous vous étiez faite sur votre maîtresse, et dont vous voyez qu’elle est déchue. Mais dès que vous comprendrez bien que cette idée première elle-même était humaine, petite et restreinte, vous verrez que c’est bien peu de chose qu’un degré de plus ou de moins sur cette grande échelle pourrie de l’imperfection humaine.
Vous conviendrez volontiers, n’est-ce pas? que votre maîtresse a eu d’autres hommes et qu’elle en aura d’autres; vous me direz sans doute que peu vous importe de le savoir, pourvu qu’elle vous aime, et qu’elle n’ait que vous tant qu’elle vous aimera. Mais, moi, je vous dis: Puisqu’elle a eu d’autres hommes que vous, qu’importe donc que ce soit hier ou il y a deux ans? Puisqu’elle aura d’autres hommes, qu’importe que ce soit demain ou dans deux autres années? Puisqu’elle ne doit vous aimer qu’un temps, et puisqu’elle vous aime, qu’importe donc que ce soit pendant deux ans ou pendant une nuit? Êtes-vous homme, Octave? Voyezvous les feuilles tomber des arbres, le soleil se lever et se coucher? Entendez-vous vibrer l’horloge de la vie à chaque battement de votre cœur? Y a-t-il donc une si grande différence pour vous entre un amour d’un an et un amour d’une heure, insensé, qui, par cette fenêtre grande comme la main, pouvez voir l’infini?
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