Le 18 septembre
Je trouve que l'empereur ressemble beaucoup à cet homme qui, ennuyé des raisonnemens qu'une personne sage apportait en preuve de son opinion, s'écria: Hé! Monsieur, je ne veux pas qu'on me prouve . Il était bien tenté d'en dire autant ce soir. Le prince archi-chancelier, qui possède particulièrement cet esprit d'analyse qui décompose jusqu'au dernier principe d'une idée, discutait avec lui une question métaphysique de Kant; mais l'empereur a tranché la question en disant que Kant était obscur, qu'il ne l'aimait pas; et il a quitté brusquement le prince, qui est venu s'asseoir près de moi. Il y avait pour un observateur un combat très-plaisant entre la volonté déterminée du prince courtisan de tout admirer dans l'empereur, et le petit mécontentement d'avoir été arrêté au milieu de sa discussion sur son cher philosophe; car il est grand partisan de Kant. Il m'a dit, en thèse générale, que souvent on déprisait les ouvrages de pur raisonnement, uniquement par la peine qu'il faut se donner pour les comprendre; qu'on ne tient pour bien pensé que ce qu'on entend sans peine; mais qu'il en est d'une idée profonde, comme de l'eau, dont la profondeur ternit la limpidité; et que rien n'est plus facile, avec le secours des idées intermédiaires, que d'élever les esprits (même les plus médiocres) jusqu'aux plus hautes conceptions qu'il ne faut pour cela que perfectionner l'analyse et décomposer une question; que, si le fond en est vrai, on peut toujours la réduire à un point simple. J'ai profité de son petit mouvement d'humeur contre l'empereur (humeur dont il ne serait pas convenu pour tout au monde), et j'ai trouvé un grand plaisir à causer avec lui.
Mayence, le 19 septembre.
La princesse de Hesse-Darmstadt, son fils le prince héréditaire, et la jeune princesse Willelmine de Bade qu'il vient d'épouser, arrivent demain. Joséphine ne peut dissimuler une vive curiosité de voir cette jeune femme. C'est elle dont M. de Talleyrand parlait à l'empereur comme de la plus jolie personne de l'Europe, lorsqu'il l'engageait dernièrement à divorcer. J'entendais ce soir Joséphine qui faisait à son frère, le prince héréditaire, une foule de questions sur sa sœur. On voit que, quoique rassurée sur les craintes d'un divorce, elle serait fâchée que sa vue pût donner quelques regrets à l'empereur.
Le 20 septembre.
Enfin nous avons vu cette princesse si vantée! et jamais il n'y eut surprise si générale. On ne peut imaginer comment on a pu lui trouver quelque agrément. Elle est, je ne dirai pas d'une grandeur, mais d'une longueur démesurée. Il n'y a pas la moindre proportion dans sa taille, beaucoup trop mince et dépourvue tout-à-fait de grâce. Ses yeux sont petits: sa figure longue et sans expression. Elle a la peau très blanche, peu de coloris. Il est possible que, dans quelques années, quand elle sera formée, elle soit assez belle femme; mais, quant à présent, elle n'est nullement séduisante. J'étais charmée que Joséphine ait eu ce petit triomphe dont elle a bien joui. Jamais peut-être elle n'a eu autant de grâce qu'elle en a mis dans cette réception. En général, on est si bienveillant, si gracieux, quand on est heureux. On voyait qu'elle était ravie de trouver la princesse si peu agréable, et si différente de ce qu'on en avait dit à Napoléon. La princesse-mère a dû être charmante: elle a la physionomie la plus spirituelle et la plus agréable. Elle a beaucoup de vivacité et d'esprit. C'est elle qui gouverne entièrement ses petits états et son mari. Son fils, le prince héréditaire, est très-grand et très-beau; mais je crois que, lorsqu'on a dit cela de lui, on a tout dit.
Le 20 septembre 1804.
Le prince de Nassau-Weilbourg ayant laissé son yacht ici aux ordres de Joséphine, pour tout le temps qu'elle y passera, nous nous en sommes servies ce matin pour aller déjeuner dans une île du Rhin, près de Mayence, où était autrefois la maison de campagne de l'électeur, appelée la Favorite . Il n'en reste aucune trace: elle a été démolie. Cette île, ainsi que les environs de Mayence, offre une image assez triste des suites de la guerre. On n'y voit pas un arbre. Lorsque nous sommes arrivées, nous avons trouvé le déjeuner prêt. Pendant qu'on était à table, l'empereur a aperçu une pauvre femme qui, n'osant s'avancer, regardait de loin ce spectacle si nouveau pour elle; il lui a fait donner l'ordre de s'approcher. Lorsqu'elle a été près de la table, il lui a fait demander en allemand (car elle n'entend pas le français) si jamais elle avait rêvé qu'elle fût riche, et, dans ce cas, qu'est-ce qu'elle avait cru posséder. Cette pauvre femme avait beaucoup de peine à comprendre cette question, et encore plus à y répondre. Enfin, elle a dit qu'elle pensait qu'une personne qui avait 500 florins était la plus riche qu'il y eût au monde. «Son rêve est un peu cher, a dit l'empereur; mais n'importe, il faut le réaliser.» Aussitôt, ces messieurs ont pris tout l'or qu'ils avaient sur eux, et on lui a compté cette somme. C'était la chose la plus touchante que l'étonnement et la joie de cette femme; ses mains laissaient échapper l'or qu'elles ne pouvaient contenir; tous les yeux étaient mouillés de larmes d'attendrissement, en voyant la surprise et le bonheur de cette pauvre créature. J'ai regardé l'empereur dans cet instant; je pensais qu'il devait être si heureux! Non, sa physionomie ne peignait rien, absolument rien..... qu'un peu d'humeur. «J'ai déjà demandé deux fois la même chose, a-t-il dit, mais leurs rêves étaient plus modérés; elle est ambitieuse, cette bonne femme.» Il n'avait, dans ce moment, d'autre sensation que le regret qu'elle eût tant demandé. Qu'il est malheureux cet homme! À quoi lui sert son immense pouvoir, s'il ne sait pas jouir du bonheur qu'il peut répandre?… Après le déjeuner, on s'est dispersé dans l'île pour se promener. L'impératrice, accompagnée seulement par moi et deux autres personnes, a rencontré une jeune femme qui allaitait son enfant. Sa situation n'était pas très-heureuse. Joséphine avait sur elle seulement cinq pièces de vingt francs; elle les a données à cette femme sans appareil, sans ostentation, et une larme d'attendrissement est tombée sur l'enfant qu'elle avait pris dans ses bras, et qui la caressait avec ses petites mains, comme s'il eût senti le bien qu'elle venait de faire à sa mère, et qu'il voulût l'en remercier. En revenant à Mayence, l'empereur a beaucoup causé, ou, pour mieux dire, beaucoup parlé, car il ne cause jamais. Je n'oublierai de ma vie la singulière définition qu'il nous a donnée du bonheur et du malheur. «Il n'y a, a-t-il dit, ni bonheur ni malheur dans le monde; la seule différence, c'est que la vie d'un homme heureux est un tableau à fond d'argent avec quelques étoiles noires, et la vie d'un homme malheureux est un fond noir avec quelques étoiles d'argent.» Si l'on comprend cette définition, je trouve qu'on est bien habile; quant à moi, je ne l'entends pas du tout; et je n'ai pas la ressource d'appliquer le précepte de l'archi-chancelier, qui prétend que la question métaphysique la plus obscure (si toutefois elle repose sur une idée vraie) peut toujours être entendue avec le secours de l'analyse. Ici, je décompose, j'analyse, et je trouve.... zéro.
Mayence, le 22 septembre 1804.
Hier, les deux princesses de Hesse-Darmstadt qui devaient quitter Mayence aujourd'hui, étaient à dîner. Le soir, on est allé au théâtre. Ces dames n'avaient pas de schalls; et Joséphine, ayant craint qu'elles n'eussent froid, en a fait demander deux pour les leur prêter. Ce matin, en partant, la princesse mère a écrit un billet très-spirituel, très-aimable à l'impératrice, pour dire qu'elle gardait les schalls comme un souvenir. Le billet était fort bien tourné, mais j'ai cru voir qu'il ne consolait pas Joséphine de la privation des deux schalls qui se trouvaient être précisément les deux plus beaux de ses schalls blancs. Elle eût autant aimé que ses femmes en eussent choisi d'autres.
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