Je restai assez longtemps livré à mes réflexions, mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia.
— Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si comme je l’espère ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté.
— Et notre vache ? demanda Mattia.
— On vous la rendra.
— Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia, qui va lui donner à manger, qui va la traire ?
— Sois tranquille, gamin. Mattia aussi était rassuré.
— Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper.
Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.
— La vache du prince fera son entrée triomphale, dit Mattia.
Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaîté, et Capi qui jusqu’alors était resté dans un coin triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière ; alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé, — pour ses oignons probablement, — vint voir si nous ne nous révoltions pas.
Il nous engagea à nous taire, mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge de paix.
Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer, nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, — le lait de notre vache, — mais ce n’était pas tout, avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.
Jamais prisonniers n’avaient été si bien traités ; alors en mangeant le veau et en buvant le lait je revins de mes idées sur les prisons ; décidément elles valaient mieux que je ne me l’étais imaginé.
Ce fut aussi le sentiment de Mattia :
— Dîner et coucher sans payer, dit-il en riant, en voilà une chance !
Je voulus lui faire une peur.
— Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je, qui témoignerait pour nous ?
— On n’a de ces idées là que quand on est malheureux, dit-il sans se fâcher, et ce n’est vraiment pas le moment.
Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise, nous en avions passé de moins agréables à la belle étoile.
— J’ai rêvé de l’entrée de la vache, me dit Mattia.
— Et moi aussi.
À huit heures du matin notre porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer le juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire qui avait voulu venir lui-même nous mettre en liberté.
Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniers innocents ne se borna pas seulement au dîner qu’il nous avait offert la veille ; il me remit un beau papier timbré :
— Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, de vous embarquer ainsi sur les grands chemins ; voici un passe-port que je vous ai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegarde désormais. Bon voyage, les enfants.
Et il nous donna une poignée de main ; quant au vétérinaire il nous embrassa.
Nous étions entrés misérablement dans ce village, nous en sortîmes triomphalement, menant notre vache par la longe et marchant la tête haute, en regardant par-dessus nos épaules les paysans qui se tenaient sur leurs portes.
— Je ne regrette qu’une chose, dit Mattia, c’est que le gendarme qui a jugé bon de nous arrêter ne soit pas là pour nous voir passer.
— Le gendarme a eu tort, mais nous aussi nous avons eu tort de croire que ceux qui étaient malheureux n’avaient rien à attendre de bon.
— C’est parce que nous n’étions pas tout à fait malheureux que nous avons eu du bon ; quand on a cinq francs dans sa poche, on n’est pas tout à fait malheureux.
— Tu pouvais dire cela hier, aujourd’hui cela ne t’est pas permis ; tu vois qu’il y a de braves gens en ce monde.
Nous avions reçu une trop belle leçon pour avoir l’idée d’abandonner la longe de notre vache ; elle était douce, notre vache, cela était vrai, mais aussi peureuse.
Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où j’avais couché avec Vitalis ; de là nous n’avions plus qu’une grande lande à traverser pour arriver à la côte qui descend à Chavanon.
En passant par la rue de ce village et justement devant la maison où Zerbino avait volé une croûte, une idée me vint que je m’empressai de communiquer à Mattia.
— Tu sais que je t’ai promis des crêpes chez mère Barberin ; mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre, de la farine et des œufs.
— Cela doit être joliment bon.
— Je crois bien que c’est bon, tu verras ; ça se roule et on s’en met plein la bouche ; mais il n’y a peut-être pas de beurre, ni de farine chez mère Barberin, car elle n’est pas riche ; si nous lui en portions ?
— C’est une fameuse idée.
— Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrer chez cet épicier et acheter du beurre et de la farine. Quant aux œufs, si la mère Barberin n’en a pas, elle en empruntera ; car nous pourrions les casser en route.
J’entrai dans l’épicerie où Zerbino avait volé sa croûte et j’achetai une livre de beurre, ainsi que deux livres de farine ; puis nous reprîmes notre marche.
J’aurais voulu ne pas presser notre vache, mais j’avais si grande hâte d’arriver que malgré moi j’allongeais le pas.
Encore dix kilomètres, encore huit, encore six : chose curieuse, la route me paraissait plus longue en me rapprochant de mère Barberin, que le jour où je m’étais éloigné d’elle, et cependant, ce jour-là, il tombait une pluie froide dont j’avais gardé le souvenir.
Mais j’étais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant je regardais l’heure à ma montre.
— N’est-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia.
— Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue.
— Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu en verras des arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers.
— Avec des châtaignes ?
— Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a un poirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poires grosses comme ça ; et bonnes : tu verras.
Et pour chaque chose que je lui décrivais, c’était là mon refrain : Tu verras. De bonne foi je m’imaginais que je conduisais Mattia dans un pays de merveilles. Après tout, n’en était-ce pas un pour moi ? C’était là que mes yeux s’étaient ouverts à la lumière. C’était là que j’avais eu le sentiment de la vie, là que j’avais été si heureux ; là que j’avais été aimé. Et toutes ces impressions de mes premières joies, rendues plus vives par le souvenir des souffrances de mon existence aventureuse, me revenaient, se pressant tumultueusement dans mon cœur et dans ma tête à mesure que nous approchions de mon village. Il semblait que l’air natal avait un parfum qui me grisait : je voyais tout en beau.
Et, gagné par cette griserie, Mattia retournait aussi, mais en imagination seulement, hélas ! dans le pays où il était né.
— Si tu venais à Lucca, disait-il, je t’en montrerais aussi des belles choses ; tu verrais.
— Mais nous irons à Lucca quand nous aurons vu Étiennette, Lise et Benjamin.
— Tu veux bien venir à Lucca ?
— Tu es venu avec moi chez mère Barberin, j’irai avec toi voir ta mère et ta petite sœur Cristina, que je porterai dans mes bras si elle n’est pas trop grande ; elle sera ma sœur aussi.
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