Après les grandes rues, des ruelles ; après ces ruelles, d’autres grandes rues ; nous marchons toujours, et les rares passants que nous rencontrons semblent nous regarder avec étonnement : est-ce notre costume, est-ce notre démarche fatiguée qui frappent l’attention ? Les sergents de ville que nous croisons tournent autour de nous et s’arrêtent pour nous suivre de l’œil.
Cependant, sans prononcer une seule parole, Vitalis s’avance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle la mienne ; il me semble qu’il tremble. Parfois, quand il s’arrête pour s’appuyer une minute sur mon épaule, je sens tout son corps agité d’une secousse convulsive.
D’ordinaire je n’osais pas trop l’interroger, mais cette fois je manquai à ma règle ; j’avais d’ailleurs comme un besoin de lui dire que je l’aimais ou tout au moins que je voulais faire quelque chose pour lui.
— Vous êtes malade ! dis-je dans un moment d’arrêt.
— Je le crains ; en tous cas, je suis fatigué ; ces jours de marche ont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuit est trop rude pour mon vieux sang ; il m’aurait fallu un bon lit, un souper dans une chambre close et devant un bon feu. Mais tout ça c’est un rêve : en avant, les enfants !
En avant ! nous étions sortis de la ville ou tout au moins des maisons ; et nous marchions tantôt entre une double rangée de murs, tantôt en pleine campagne, nous marchions toujours. Plus de passants, plus de sergents de ville, plus de lanternes ou de becs de gaz ; seulement de temps en temps une fenêtre éclairée çà et là et au-dessus de nos têtes, le ciel d’un bleu sombre avec de rares étoiles. Le vent qui soufflait plus âpre et plus rude nous collait nos vêtements surle corps : il nous frappait heureusement dans le dos, mais comme l’emmanchure de ma veste était décousue, il entrait par ce trou et me glissait le long du bras, ce qui était loin de me réchauffer.
Bien qu’il fit sombre et que des chemins se croisassent à chaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui sait où il va et qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je le suivais sans crainte de nous perdre, n’ayant d’autre inquiétude que celle de savoir si nous n’allions pas arriver enfin à cette carrière.
Mais tout à coup il s’arrêta.
— Vois-tu un bouquet d’arbres ? me dit-il.
— Je ne vois rien.
— Tu ne vois pas une masse noire ?
Je regardai de tous les côtés avant de répondre ; nous devions être au milieu d’une plaine, car mes yeux se perdirent dans des profondeurs sombres sans que rien les arrêtât, ni arbres ni maisons ; le vide autour de nous ; pas d’autre bruit que celui du vent sifflant ras de terre dans les broussailles invisibles.
— Ah ! si j’avais tes yeux ! dit Vitalis, mais je vois trouble, regarde là-bas.
Il étendit la main droit devant lui, puis comme je ne répondais pas, car je n’osais pas dire que je ne voyais rien, il se remit en marche.
Quelques minutes se passèrent en silence, puis il s’arrêta de nouveau et me demanda encore si je ne voyais pas de bouquet d’arbres. Je n’avais plus la même sécurité que quelques instants auparavant, et un vague effroi fit trembler ma voix quand je répondis que je ne voyais rien.
— C’est ta peur qui te fait danser les yeux, dit Vitalis.
— Je vous assure que je ne vois pas d’arbres.
— Pas de grande roue ?
— On ne voit rien.
— Nous sommes-nous trompés !
Je n’avais pas à répondre, je ne savais ni où nous étions, ni où nous allions.
— Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pas les arbres nous reviendrons en arrière ; je me serai trompé de chemin.
Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés, je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras.
— Eh bien !
— Je ne peux plus marcher.
— Et moi, crois-tu que je peux te porter ? si je me tiens encore debout c’est soutenu par la pensée que si nous nous asseyons nous ne nous relèverons pas et mourrons là de froid. Allons !
Je le suivis.
— Le chemin a-t-il des ornières profondes ?
— Il n’en a pas du tout.
— Il faut retourner sur nos pas.
Le vent qui nous soufflait dans le dos, nous frappa à la face et si rudement, qu’il me suffoqua : j’eus la sensation d’une brûlure.
Nous n’avancions pas bien rapidement en venant, mais en retournant nous marchâmes plus lentement encore.
— Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis ; le bon chemin doit être à gauche, avec une tête d’épine au carrefour.
Pendant un quart d’heure, nous avançâmes ainsi luttant contre le vent ; dans le silence morne de la nuit, le bruit de nos pas résonnait sur la terre durcie : bien que pouvant à peine mettre une jambe devant l’autre, c’était moi maintenant qui traînais Vitalis. Avec quelle anxiété je sondais le côté gauche de la route !
Une petite étoile rouge brilla tout à coup dans l’ombre.
— Une lumière, dis-je en étendant la main.
— Où cela ?
Vitalis regarda, mais bien que la lumière scintillât à une distance qui ne devait pas être très-grande, il ne vit rien. Par là je compris que sa vue était affaiblie, car d’ordinaire elle était longue et perçante la nuit.
— Que nous importe cette lumière, dit-il, c’est une lampe qui brûle sur la table d’un travailleur ou bien près du lit d’un mourant, nous ne pouvons pas aller frapper à cette porte. Dans la campagne, pendant la nuit, nous pourrions demander l’hospitalité, mais aux environs de Paris on ne donne pas l’hospitalité. Il n’y a pas de maisons pour nous. Allons !
Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis il me sembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coin de ce chemin un corps noir qui devait être la tête d’épine. Je lâchai la main de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin était creusé par de profondes ornières.
— Voilà l’épine ; il y a des ornières.
— Donne-moi la main, nous sommes sauvés, la carrière est à cinq minutes d’ici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet d’arbres.
Il me sembla voir une masse sombre, et je dis que je reconnaissais les arbres.
L’espérance nous rendit l’énergie, mes jambes furent moins lourdes, la terre fut moins dure à mes pieds.
Cependant les cinq minutes annoncées par Vitalis me parurent éternelles.
— Il y a plus de cinq minutes que nous sommes dans le bon chemin, dit-il en s’arrêtant.
— C’est ce qui me semble.
— Où vont les ornières ?
— Elles continuent droit.
— L’entrée de la carrière doit être à gauche, nous aurons passé devant sans la voir ; dans cette nuit épaisse rien n’est plus facile ; pourtant nous aurions dû comprendre aux ornières que nous allions trop loin.
— Je vous assure que les ornières n’ont pas tourné à gauche.
— Enfin, rebroussons toujours sur nos pas. Une fois encore nous revînmes en arrière.
— Vois-tu le bouquet d’arbres ?
— Oui, là, à gauche.
— Et les ornières ?
— Il n’y en a pas.
— Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la main sur ses yeux, marchons droit sur les arbres et donne-moi la main.
— Il y a une muraille.
— C’est un amas de pierres.
— Non, je vous assure que c’est une muraille.
Ce que je disais était facile à vérifier, nous n’étions qu’à quelques pas de la muraille. Vitalis franchit ces quelques pas, et comme s’il ne s’en rapportait pas à ses yeux, il appliqua les deux mains contre l’obstacle que j’appelais une muraille et qu’il appelait, lui, un amas de pierres.
— C’est bien un mur ; les pierres sont régulièrement rangées et je sens le mortier : où donc est l’entrée ? cherche les ornières.
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