Était-il paralysé ? il semblait qu’il était attaché sur une planche.
Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais et je voyais maintenant l’enfant comme si j’avais été sur le bateau même près de lui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâle qu’on voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expression était la douceur et la tristesse, avec quelque chose de maladif.
— Combien faites-vous payer les places à votre théâtre ? me demanda la dame.
— On paye selon le plaisir qu’on a éprouvé.
— Alors, maman, il faut payer très-cher, dit l’enfant.
Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenais pas.
— Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près, me dit la dame.
Je fis un signe à Capi qui prenant son élan, sauta dans le bateau.
— Et les autres ? cria Arthur.
Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.
— Et le singe !
Joli-Cœur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteries qui n’auraient peut-être pas été du goût de la dame.
— Est-il méchant ? demanda-t-elle.
— Non, madame ; mais il n’est pas toujours obéissant et j’ai peur qu’il ne se conduise pas convenablement.
— Eh bien ! embarquez avec lui.
Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l’arrière auprès du gouvernail, et aussitôt cet homme passant à l’avant jeta une planche sur la berge.
C’était un pont. Il me permit d’embarquer sans risquer le saut périlleux, et j’entrai dans le bateau gravement, ma harpe sur l’épaule et Joli-Cœur dans ma main.
— Le singe ! le singe ! s’écria Arthur.
Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et caressait Joli-Cœur, je pus l’examiner à loisir.
Chose surprenante, il était bien véritablement attaché sur une planche, comme je l’avais cru tout d’abord.
— Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me demanda la dame.
— Oui, mais je suis seul en ce moment.
— Pour longtemps ?
— Pour deux mois.
— Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment seul ainsi pour si longtemps à votre âge !
— Il le faut bien, madame !
— Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme d’argent au bout de ces deux mois ?
— Non, madame ; il ne m’oblige à rien. Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe, cela suffit.
— Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ?
J’hésitai avant de répondre : je n’avais jamais vu une dame qui m’inspirât un sentiment de respect comme celle qui m’interrogeait. Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à dire la vérité. D’ailleurs, pourquoi me taire ?
Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer de Vitalis, condamné à la prison pour m’avoir défendu, et comment depuis que j’avais quitté Toulouse, je n’avais pas pu gagner un sou.
Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens, mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais.
— Comme vous devez tous avoir faim ! s’écria-t-il.
À ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens se mirent à aboyer et Joli-Cœur se frotta le ventre avec frénésie.
— Oh ! maman, dit Arthur.
La dame comprit cet appel : elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entre-bâillée et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie.
— Asseyez-vous, mon enfant, me dit la dame.
Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi et Joli-Cœur prit place sur mon genou.
— Vos chiens mangent-ils du pain ? me demanda Arthur.
S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau qu’ils dévorèrent.
— Et le singe ? dit Arthur.
Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Cœur, car tandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’un morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de s’étouffer sous la table.
À mon tour, je pris une tranche de pain, et si je ne m’étouffai pas comme Joli-Cœur, je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui.
— Pauvre enfant ! disait la dame en emplissant mon verre.
Quant à Arthur, il ne disait rien, mais il nous regardait les yeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino, qui cependant aurait dû se rassasier jusqu’à un certain point avec la viande qu’il avait volée.
— Et où auriez-vous dîné ce soir si nous ne nous étions pas rencontrés ? demanda Arthur.
— Je crois bien que nous n’aurions pas dîné.
— Et demain où dînerez-vous ?
— Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonne rencontre comme aujourd’hui.
Sans continuer de s’entretenir avec moi Arthur se tourna vers sa mère, et une longue conversation s’engagea entre eux dans la langue étrangère que j’avais déjà entendue : il paraissait demander une chose qu’elle n’était pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections.
Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car son corps ne bougeait pas.
— Voulez-vous rester avec nous ? dit-il.
Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à l’improviste.
— Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous.
— Sur ce bateau !
— Oui, sur ce bateau : mon fils est malade, les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche ainsi que vous voyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur qui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nous de notre côté nous vous serons peut-être utiles. Vous n’aurez point chaque jour à trouver un public, ce qui pour un enfant de votre âge n’est pas toujours très-facile.
En bateau ! Je n’avais jamais été en bateau, et ç’avait été mon grand désir. J’allais vivre en bateau, sur l’eau, quel bonheur !
Ce fut la première pensée qui frappa mon esprit et l’éblouit. Quel rêve !
Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, et combien était généreuse celle qui me l’adressait.
Je pris la main de la dame et la baisai.
Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, et affectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front.
— Pauvre petit ! dit-elle.
Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir qu’on me montrait : l’empressement était jusqu’à un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance.
Je pris mon instrument et j’allai me placer tout à l’avant du bateau, puis je commençai à jouer.
En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sifflet en argent et elle en tira un son aigu.
Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoi elle sifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais mal ou pour me faire taire ?
Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devina mon inquiétude.
— Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche, dit-il.
En effet, le bateau qui s’était éloigné de la berge commençait à filer sur les eaux tranquilles du canal, entraîné par les chevaux, l’eau clapotait contre la carène, et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nous éclairés par les rayons obliques du soleil couchant.
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