Simenon, Georges - La nuit du carrefour

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Quand Maigret, avec un soupir de lassitude, écarta sa chaise du bureau auquel il était accoudé, il y avait exactement dix-sept heures que durait l'interrogatoire de Carl Andersen.
On avait vu tour à tour, par les fenêtres ans rideaux, la foule des midinettes et des employés prendre d'assaut, à l'heure de midi, les crémeries de la place Saint-Michel, puis l'animation faiblir, la ruée de six heures vers les métros et les gares, la flânerie de l'apéritif.
La Seine s'était enveloppée de buée. Un dernier remorqueur était passé, avec feux verts et rouges, traînant trois péniches. Dernier autobus. Dernier métro. Le cinéma dont on fermait les grilles après avoir rentré les panneaux-réclame...

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» Seulement, je m’y prenais trop tard… Les grandes maisons y regardaient à deux fois avant de donner de la marchandise à crédit…

» On m’a amené une bagnole volée pour la maquiller… Un gars que j’avais connu dans un bistrot de la Bastille… On n’imagine pas comme c’est facile !…

» Ça s’est dit à Paris… J’étais bien placé, rapport à ce que je n’avais guère de voisins… Il en est venu dix, vingt… Puis il en est arrivé une que je vois encore et qui était pleine d’argenterie volée dans une villa des environs de Bougival… On a caché tout ça… On s’est mis en rapport avec des brocanteurs d’Etampes, d’Orléans et même de plus loin…

» On a pris l’habitude… C’était le filon…

Et, se tournant vers son mécano :

— Il a découvert le coup des pneus ?

— Parbleu ! soupira l’autre.

— Tu sais que t’es rigolo, avec ton fil électrique ? On dirait que tu n’attends qu’une prise de courant pour te transformer en lampion !…

— Isaac Goldberg est arrivé dans sa voiture à lui, une Minerva… interrompit Maigret. On l’attendait, car il ne s’agissait pas de lui acheter les diamants, même à bas prix, mais de les lui voler… Et, pour les lui voler, il fallait le refroidir… Donc, il y avait du monde dans le garage, ou plutôt dans la maison qui est derrière…

Silence absolu ! C’était le point névralgique. Maigret regarda à nouveau les têtes une à une, aperçut deux gouttes de sueur sur le front de l’Italien.

— Le tueur, c’est toi, pas vrai ?

— Non !… C’est… c’est…

— C’est qui ?…

— C’est eux… C’est…

— Il ment ! hurla M. Oscar.

— Qui était chargé de tuer ?

Alors le garagiste, en se dandinant :

— Le type qui est là-haut, tiens donc !…

— Répète !

— Le type qui est là-haut !…

Mais la voix n’avait déjà plus autant de conviction.

— Approche, toi !…

Maigret désignait Else, et il avait l’aisance d’un chef d’orchestre qui commande aux instruments les plus divers en sachant bien que l’ensemble n’en fera pas moins une harmonie parfaite.

— Tu es née à Copenhague ?

— Si vous me tutoyez, on va croire que nous avons couché ensemble…

— Réponds…

— A Hambourg !

— Que faisait ton père ?

— Docker…

— Il vit toujours ?

Elle eut un frémissement des pieds à la tête. Elle regarda ses compagnons avec une sorte de trouble orgueil.

— Il a été décapité à Düsseldorf…

— Ta mère ?

— Elle se soûle…

— Que faisais-tu à Copenhague ?…

— J’étais la maîtresse d’un matelot… Hans ! Un beau gars, que j’avais connu à Hambourg et qui m’a emmenée… Il faisait partie d’une bande… Un jour, on a décidé de cambrioler une banque… Tout était prévu… On devait gagner des millions en une nuit… Je faisais le guet… Mais il y a eu un traître, car, au moment où, à l’intérieur, les hommes commençaient à s’attaquer aux coffres-forts, la police nous a cernés…

» C’était la nuit… On ne voyait rien… Nous étions dispersés… Il y a eu des coups de feu, des cris, des poursuites… J’ai été touchée à la poitrine et je me suis mise à courir… Deux agents m’ont saisie… J’en ai mordu un… D’un coup de pied dans le ventre, j’ai forcé l’autre à me lâcher…

» Mais on courait toujours derrière moi… Alors j’ai vu le mur d’un parc… Je me suis hissée… Je suis littéralement tombée de l’autre côté et, quand je suis revenue à moi, il y avait un grand jeune homme très chic, un garçon de la haute, qui me regardait avec un ahurissement mêlé de pitié…

— Andersen ?

— Ce n’est pas son vrai nom… Il vous le dira si cela lui convient… Un nom plus connu… Des gens qui ont leurs entrées à la Cour, qui vivent la moitié de l’année dans un des plus beaux châteaux du Danemark et l’autre moitié dans un grand hôtel particulier dont le parc est aussi grand que tout un quartier de la ville.

On vit entrer un inspecteur qui accompagnait un petit homme apoplectique. C’était le médecin requis par le chirurgien. Il eut un haut-le-corps en découvrant cette assemblée étrange, et surtout en apercevant des menottes à presque toutes les mains. Mais on l’entraîna au premier étage.

— Ensuite…

M. Oscar ricanait. Else lui lança un regard farouche, presque haineux.

— Ils ne peuvent pas comprendre… murmura-t-elle. Carl m’a cachée dans l’hôtel de ses parents et c’est lui-même qui m’a soignée, avec un ami qui étudiait la médecine… Il avait déjà perdu un œil dans un accident d’avion… Il portait un monocle noir… Je crois qu’il se considérait comme défiguré à jamais… Il était persuadé qu’aucune femme ne pourrait l’aimer, qu’il serait un objet de répulsion quand il lui faudrait retirer son verre noir et montrer sa paupière recousue, son œil artificiel…

— Il t’a aimée ?…

— Ce n’est pas tout à fait cela… Je n’ai pas compris du premier coup… Et ceux-là (elle désignait ses complices) ne comprendront jamais… C’était une famille de protestants… La première idée de Carl, au début, a été de sauver une âme, comme il disait… Il me faisait de longs discours… Il me lisait des chapitres de la Bible… En même temps, il avait peur de ses parents… Puis un jour, quand j’ai été à peu près rétablie, il m’a soudain embrassée sur la bouche, après quoi il s’est enfui… Je suis restée près d’une semaine sans le voir… Ou plutôt, par la lucarne de la chambre de domestique où j’étais cachée, je le voyais se promener des heures durant dans le jardin, tête basse, tout agité…

M. Oscar se tapait carrément les cuisses de joie.

— C’est beau comme un roman ! s’écria-t-il. Continue, ma poupée !…

— C’est tout… Quand il est revenu, il m’a dit qu’il voulait m’épouser, qu’il ne pouvait pas le faire dans son pays, que nous allions partir à l’étranger… Il prétendait qu’il avait enfin compris la vie, que désormais il aurait un but au lieu de rester un être inutile… Et tout, quoi !…

L’accent redevenait peuple.

— Nous nous sommes mariés en Hollande sous le nom d’Andersen… Ça m’amusait… Je crois même que j’y coupais aussi… Il me racontait des choses épatantes… Il me forçait à m’habiller comme ceci, comme cela, à bien me tenir à table, à perdre mon accent… Il me faisait lire des livres… Nous visitions des musées…

— Dis donc, ma cocotte ! lança le garagiste à sa femme, quand nous aurons fait notre temps de dur, on visitera les musées aussi, pas vrai ?… Et on se pâmera tous les deux, la main dans la main, devant la Joconde…

— Nous nous sommes installés ici, poursuivit Else avec volubilité, parce que Carl craignait toujours de rencontrer un de mes anciens complices… Il devait travailler pour vivre, puisqu’il avait renoncé à la fortune de ses parents… Pour mieux dépister les gens, il me faisait passer pour sa sœur… Mais il restait inquiet… Chaque fois qu’on sonnait à la grille, il sursautait… car Hans est parvenu à s’échapper de prison et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu… Carl m’aime, c’est sûr…

— Et pourtant… dit rêveusement Maigret…

Alors, agressive, elle poursuivit :

— Je voudrais bien vous y voir !… La solitude, tout le temps !… Et rien que des conversations sur la bonté, sur la beauté, sur le rachat d’une âme, sur l’élévation vers le Seigneur, sur les destinées de l’homme… Et des leçons de maintien !… Et, quand il partait, il m’enfermait, sous prétexte qu’il craignait pour moi la tentation… En réalité, il était jaloux comme un tigre… Et passionné donc !…

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