Simenon, Georges - L'ombre chinoise

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Il était dix heures du soir. Les grilles du square étaient fermées, la place des Vosges, avec les pistes luisantes des voitures tracées sur l'asphalte et le chant continu des fontaines, les arbres sans feuilles et la découpe monotone sur le ciel des toits tous pareils. Sous les arcades, qui font une ceinture prodigieuse à la place, peu de lumière. A peine trois ou quatre boutiques. Le commissaire Maigret vit une famille qui mangeait dans l'une d'elles, encombrée de couronnes mortuaires en perles. Il essayait de lire les numéros au-dessus des portes, mais à peine avait-il dépassé la boutique aux couronnes qu'une petite personne sortit de l'ombre. - C'est à vous que je viens de téléphoner ? Il devait y avoir longtemps qu'elle guettait. Malgré le froid de novembre, elle n'avait pas passé de manteau sur son tablier. Son nez était rouge, ses yeux inquiets.
[http://www.amazon.fr/Maigret-LOmbre-chinoise-Georges-Simenon/dp/2253142514](http://www.amazon.fr/Maigret-LOmbre-chinoise-Georges-Simenon/dp/2253142514)

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« À demain… C’est bien hôtel Pigalle que vous m’avez dit ? »

Quand il se coucha, Mme Maigret ne s’éveilla que juste le temps de murmurer dans une demi-conscience :

« Tu as dîné, au moins ? »

III

LE COUPLE DE PIGALLE

En sortant de chez lui, vers huit heures du matin, Maigret avait le choix entre trois démarches qui, toutes trois, devaient être faites ce jour-là : revoir les locaux de la place des Vosges et interroger le personnel ; rendre visite à Mme Couchet, qui avait été mise au courant des événements par la police du quartier, et enfin questionner à nouveau Nine.

Dès son réveil, il avait téléphoné à la Police judiciaire la liste des locataires de la maison, ainsi que de toutes les personnes mêlées de près ou de loin au drame et, quand il passerait à son bureau, des renseignements détaillés l’attendraient.

Le marché battait son plein, boulevard Richard-Le-noir. Il faisait si froid que le commissaire releva le col de velours de son pardessus. La place des Vosges était proche, mais il fallait s’y rendre à pied.

Or, un tramway passait en direction de la place Pigalle et c’est ce qui décida Maigret. Il verrait d’abord Nine.

Bien entendu, elle n’était pas levée. Au bureau de l’hôtel, on le reconnut et on s’inquiéta.

« Elle n’est pas mêlée à une histoire embêtante, au moins ? Une fille si tranquille !

— Elle reçoit beaucoup ?

— Rien que son ami.

— Le vieux ou le jeune ?

— Elle n’en a qu’un. Ni vieux ni jeune… »

L’hôtel était confortable, avec ascenseur, téléphone dans les chambres. Maigret fut déposé au troisième étage, frappa au 27, entendit quelqu’un remuer dans un lit, puis une voix balbutier : « Qu’est-ce que c’est ?

— Ouvrez, Nine ! »

Une main dut sortir des couvertures, atteindre le verrou. Maigret pénétra dans la pénombre moite, aperçut le visage chiffonné de la jeune femme, alla tirer les rideaux.

« Quelle heure est-il ?

— Pas encore neuf heures… Ne vous dérangez pas… »

Elle fermait à demi les yeux, à cause de la lumière crue. Telle quelle, elle n’était pas jolie et elle avait davantage l’air d’une petite fille de la campagne que d’une coquette. Deux ou trois fois elle se passa la main sur le visage, finit par s’asseoir sur le lit en se faisant un dossier de l’oreiller. Enfin elle décrocha le téléphone.

« Vous me servirez le petit déjeuner ! »

Et, à Maigret :

« Quelle histoire !… Vous ne m’en voulez pas de vous avoir tapé, hier au soir ?… C’est bête !… Il faudra que j’aille vendre mes bijoux…

— Vous en avez beaucoup ? »

Elle désigna la toilette où, dans un cendrier-réclame, il y avait quelques bagues, un bracelet, une montre, le tout valant à peu près cinq mille francs.

On frappait à la porte de la chambre voisine et Nine tendit l’oreille, esquissa un vague sourire en entendant frapper à nouveau avec insistance.

« Qui est-ce ? questionna Maigret.

— Mes voisins ? Je ne sais pas ! Mais si on parvient à les réveiller à cette heure-ci…

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ! Ils ne se lèvent jamais avant quatre heures de l’après-midi, quand ils se lèvent !

— Ils se droguent ? »

Ses cils battirent affirmativement, mais elle s’empressa d’ajouter :

« Vous n’allez pas profiter de ce que je vous dis, n’est-ce pas ? »

La porte avait cependant fini par s’ouvrir. Celle de Nine aussi et une femme de chambre apportait le plateau avec le café au lait et les croissants.

« Vous permettez ? »

Elle avait les yeux cernés et sa chemise de nuit laissait voir des épaules maigres, un petit sein pas très ferme de gamine mal poussée. Tandis qu’elle mettait des morceaux de croissant à tremper dans son café au lait, elle continuait à tendre l’oreille comme si, malgré tout, elle eût été intéressée par ce qui se passait à côté.

« Est-ce que je serai mêlée à l’histoire ? dit-elle néanmoins. Ce serait embêtant, si on parlait de moi dans les journaux ! Surtout pour Mme Couchet… »

Et, comme on frappait à la porte de petits coups faibles mais précipités, elle cria :

« Entrez ! »

C’était une femme d’une trentaine d’années, qui avait passé un manteau de fourrure sur sa chemise de nuit et dont les pieds étaient nus. Elle faillit battre en retraite en apercevant le large dos de Maigret, puis elle s’enhardit, balbutia :

« Je ne savais pas que vous aviez du monde ! »

Le commissaire tressaillit en entendant cette voix traînante, qui semblait sortir difficilement d’une bouche trop pâteuse. Il regarda la femme qui refermait la porte, vit un visage sans couleur, aux paupières bouffies. Un coup d’œil à Nine le confirma dans son idée. C’était bien la voisine aux stupéfiants.

« Qu’est-ce qui vous arrive ?

— Rien ! Roger a une visite… Alors… Je me suis permis… »

Elle s’assit au pied du lit, abrutie, soupira comme Nine l’avait fait :

« Mais quelle heure est-il ?

— Neuf heures ! dit Maigret. Vous avez l’air de ne pas aimer la cocaïne, vous !

— Ce n’est pas de la cocaïne… C’est de l’éther… Roger prétend que c’est meilleur et que… »

Elle avait froid. Elle se leva pour aller se coller au radiateur, regarda dehors.

« Il va encore pleuvoir… »

Tout cela était morne, découragé. Sur la toilette, le peigne était plein de cheveux cassés. Les bas de Nine traînaient par terre.

« Je vous dérange, n’est-ce pas ?… Mais il paraît que c’est important… Il s’agit du père de Roger, qui est mort… »

Maigret regardait Nine et il remarqua qu’elle fronçait soudain les sourcils comme quelqu’un qui est frappé par une idée. Au même instant, la femme qui venait de parler portait la main à son menton, réfléchissait, murmurait :

« Tiens ! Tiens ! »

Et le commissaire de questionner :

« Vous connaissez le père de Roger ?

— Je ne l’ai jamais vu… Mais… Attendez !… Dites donc, Nine, il n’est rien arrivé à votre ami ? »

Nine et le commissaire échangèrent un regard.

« Pourquoi ?

— Je ne sais pas… Cela s’embrouille un peu… Je pense tout à coup qu’un jour Roger m’a dit que son père fréquentait dans la maison… Cela l’amusait… Mais il aimait mieux ne pas le rencontrer et, une fois que quelqu’un montait l’escalier, il est rentré précipitamment dans la chambre… Or, il me semble que la personne en question est entrée ici… »

Nine ne mangeait plus. Elle était embarrassée par le plateau qu’elle avait sur les genoux et son visage trahissait l’inquiétude.

« Son fils ?… dit-elle lentement, le regard fixé sur le rectangle glauque de la fenêtre.

— Mais alors !… s’écriait l’autre… Alors, c’est votre ami qui est mort !… Il paraît qu’il s’agit d’un crime…

— Roger Couchet, oui ! »

Ils se taisaient tous les trois, troublés.

« Qu’est-ce qu’il fait ? reprit le commissaire après une longue minute pendant laquelle on entendit un murmure de voix dans la chambre voisine.

— Comment ?

— Quelle est sa profession ? »

Et la jeune femme, soudain :

« Vous êtes de la police, n’est-ce pas ? »

Elle était agitée. Peut-être allait-elle reprocher à Nine de l’avoir attirée dans un piège.

« Le commissaire est très gentil ! dit Nine en sortant une jambe de son lit et en se penchant pour saisir ses bas.

— J’aurais dû m’en douter !… Mais alors, vous saviez déjà avant que… que j’arrive…

— Je n’avais jamais entendu parler de Roger ! dit Maigret. Maintenant, il faut que vous me donniez quelques renseignements sur lui…

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